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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


chose grande, sublime, et qui rapproche de Dieu, l’impassibilité.

Cette ferme assiette de l’âme, appelée chez les Grecs εὐθυμία (euthumia), et qui fut pour Démocrite le texte d’un bel ouvrage, je l’appellerai tranquillité ; car il n’est pas nécessaire d’imiter et de calquer jusqu’aux formes des expressions : la chose dont nous parlons veut être désignée par un terme qui ait la force du mot grec, non sa physionomie. Nous cherchons donc où réside cette constante égalité, cette allure uniforme d’une âme en paix avec elle-même, heureuse et charmée de ses seuls trésors, dont le contentement ininterrompu porte sur une base immuable, une âme enfin que rien ne peut enfler ni abattre : voilà la vraie tranquillité. Les moyens généraux d’y parvenir seront l’objet de mes recherches ; et de ce spécifique universel tu prendras telle dose que tu voudras. Commençons par signaler tous les caractères de la maladie où chacun reconnaîtra ses propres symptômes ; et pour ton compte tu comprendras que dans ce mécontentement de toi-même tu as bien moins à faire que ceux qui, enchaînés à quelque emploi brillant et accablés du poids d’un grand titre, s’obstinent dans leur rôle par mauvaise honte plutôt que par volonté.

Rangeons tout à la fois dans la même classe et ces hommes qui, tristes jouets de leur légèreté, de leurs dégoûts, de leurs éternels changements de projets, n’aiment jamais rien tant que ce qu’ils ont quitté, et ceux qui croupissent dans le marasme de l’inertie. Ajoutes-y ceux qui, comme travaillés d’insomnie, s’agitent dans tous les sens, essayent de toutes les postures et ne doivent enfin le repos qu’à l’épuisement, renouvelant sans cesse les formes de leur existence pour s’arrêter où les a surpris, non point la haine du changement, mais la vieillesse, trop paresseuse pour innover ; et ceux qui, peu changeants dans leurs plans de vie, persistent moins par constance que par apathie. Ils vivent, non comme ils veulent, mais comme ils ont commencé. Il est mille autres variétés de ce mal : mais uniforme en ses résultats, tout vice se déplaît à lui-même. Cela vient d’une âme privée d’équilibre, passionnée, mais timide ou malheureuse dans son ambition, soit qu’on n’ose pas tout ce qu’on désire, soit qu’on n’y atteigne point, et qu’élancé de plein vol vers ses espérances, on flotte forcément sans appuis ni base, suspendu dans l’espace qui nous sépare de l’objet de nos vœux. La vie n’est plus qu’incertitude, qu’apprentissage et pratique obligée d’artifices dégradants, pénibles ; et quand le succès man-