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DE LA TRANQUILLITÉ

DE L’ÂME.

LETTRE DE SÉRÉNUS À SÉNÈQUE.

I. En m’examinant bien moi-même, cher Sénèque, j’ai reconnu certains défauts sensibles, patents, que je puis toucher du doigt ; d’autres plus obscurs et cachés plus avant ; d’autres enfin non habituels, mais qui, reparaissant par intervalles, sont à mon gré les plus incommodes, comme ces ennemis vagabonds qui nous assaillent à leurs moments et ne permettent de garder ni l’attitude vigilante de la guerre ni la sécurité de la paix.

Voici toutefois ma situation actuelle telle que je la saisis (car pourquoi taire à son médecin la vérité ?). Sans être franchement délivré d’un joug redouté et maudit, je ne m’y vois plus courbé si fortement. Mon état, quoique non désespéré, n’en est pas moins déplorable et cruel : je ne suis ni malade ni guéri.

Ne me dis pas que les commencements de toute vertu sont faibles, que le temps lui apporte la consistance et la fermeté. Je n’ignore point que les avantages même que l’on recherche pour l’éclat, les dignités par exemple, le renom d’orateur, et tout ce qui dépend du suffrage d’autrui, grandissent par la durée ; même les travaux qui donnent la vraie force, et jusqu’à ces mérites, qui pour plaire ont besoin de fard, attendent que l’âge et la succession des années les aient consacrés de leur empreinte ; mais j’appréhende que l’habitude, qui consolide tout, ne donne en moi au défaut dont je parle des racines plus profondes. Un long commerce avec le mal comme avec le bien nous fait épouser l’un ou l’autre.

Cette fluctuation d’une âme hésitante qui ne se porte résolument ni à la vertu ni au vice, cette infirmité-là est moins facile à peindre d’un seul trait que par détails. Je décrirai les acci-