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DE LA PROVIDENCE.


ments qui résistent à la mer ; les mains du laboureur sont calleuses ; le bras du guerrier gagne du nerf pour lancer le javelot ; le coureur a le jarret souple. Les facultés les plus fortes de chaque homme sont celles qu’il a exercées. Pour braver la puissance du mal notre âme a un recours, la patience ; et tu sauras ce qu’elle peut faire en nous, si tu songes combien des nations dénuées de tout et fortes de leur indigence même acquièrent par le travail. Considère ces peuples à la frontière desquels finit la paix du monde romain11, je veux dire les Germains et toutes ces races vagabondes semées sur les bords de l’Ister. Un éternel hiver, un ciel sombre pèsent sur eux, un sol avare leur livre une maigre subsistance, du chaume ou des feuillages les abritent seuls contre la pluie, ils courent sur des étangs que la gelée a durcis et se nourrissent des animaux qu’ils prennent à la chasse. Tu les crois malheureux ? Non ; il n’y a point de malheur dans ce que l’habitude a changé en seconde nature : insensiblement on prend goût à ce qui d’abord fut nécessité. Ils n’ont pour domicile que ces campements d’un jour où leur lassitude les arrête ; des aliments grossiers qu’il faut ravir à la pointe du glaive, un climat d’une rigueur effrayante, une nudité complète, tout cela te semble une affreuse misère, et c’est la vie de tant de peuples !

Pourquoi s’étonner que l’homme de bien soit ébranlé pour être affermi ? Il n’est d’arbre solide et vigoureux que celui qui souffrit longtemps le choc de l’aquilon. Les12 assauts même qu’il essuie rendent sa fibre plus compacte, sa racine plus sûre et plus ferme. Il est fragile s’il a crû dans un vallon aimé du soleil. Concluons que l’intérêt des gens de bien, s’ils veulent que la crainte leur devienne étrangère, exige qu’ils marchent habituellement au milieu des terreurs de la vie et se résignent à ces accidents qui ne sont des maux que pour qui les supporte mal.

V. Ajoute, ce qui importe à tous, que les hommes vertueux sont, pour ainsi dire, autant de combattants qui payent de leurs personnes. Dieu s’est proposé, comme le sage, de montrer que toutes ces choses que le vulgaire ambitionne ou qu’il redoute ne constituent ni biens ni maux. Ce seront des biens manifestes, s’il les assigne aux bons seulement ; ce seront des maux, s’il ne les inflige qu’aux méchants. La cécité serait une chose affreuse si on ne perdait la vue qu’en méritant d’avoir les yeux arrachés : aussi Appius et Métellus13 seront-ils privés de la lumière. Les richesses ne sont pas un bien : aussi deviennent-