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DE LA PROVIDENCE.


ceux qui ne peuvent supporter l’exil. » Eh quoi ! Sylla sera pour toi l’heureux Sylla, parce que à sa descente, au forum le glaive écarte la foule devant lui, parce qu’il souffre qu’on expose en public les têtes des consulaires, parce qu’il fait payer par le questeur et inscrire au compte de l’État le prix de chaque meurtre ? Et ce monstre avait dicté la loi Cornélia[1] !

Venons à Régulus. En quoi la Fortune l’a-t-elle maltraité, lorsqu’elle a fait de lui le modèle de la loyauté, le modèle de la constance ? Les clous traversent ses chairs, et de quelque côté que son corps fatigué s’appuie, il pèse sur une blessure, et ses paupières sont tenues ouvertes pour des veilles sans repos. Plus vive est la torture, plus grande sera la gloire. Veux-tu savoir s’il se repent d’avoir mis la vertu à si haut prix ? Rends-lui la vie et renvoie-le au sénat : il opinera encore de même.

Regardes-tu comme plus heureux Mécène, en proie aux tourments de l’amour, pleurant les divorces quotidiens de sa capricieuse épouse, et demandant le sommeil à ces concerts d’harmonie que le lointain rend plus doux à l’oreille ? Il aura beau à force de vin s’assoupir, et se distraire au bruit des cascades, et recourir à mille voluptés pour tromper ses cruels ennuis, il y aura autant d’insomnie sur son duvet que sur la croix de Régulus. Mais Régulus se console en songeant que s’il souffre, c’est pour l’honneur ; du sein de ses tortures il ne considère que leur cause ; l’autre, flétri par les voluptés, pliant sous le faix6 d’une prospérité excessive, est plus tourmenté par le motif de ses souffrances que par ses souffrances même. Non, la corruption n’a pas tellement pris possession du genre humain qu’on puisse douter que, s’ils avaient le choix de leur destin, la plupart des hommes n’aimassent point mieux naître Régulus que Mécène. Ou si quelqu’un osait préférer le sort du favori d’Auguste, il préférerait par cela même, bien que sans le dire, être la femme de Mécène.

Crois-tu Socrate malheureux pour avoir bu, comme un breuvage d’immortalité, la coupe fatale que lui préparèrent ses concitoyens, et pour avoir discouru sur la mort jusqu’au moment de la mort même ? Doit-on le plaindre d’avoir senti son sang se figer, et le froid qui s’insinuait dans ses veines y éteindre peu à peu la vie ? Ah ! portons envie à Socrate bien plutôt qu’à ces hommes qui boivent dans des coupes d’une seule pierre

  1. Contre les meurtriers et ceux qui auraient lésé la majesté du peuple romain.