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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


donc peu de prudence et de confiance en lui même, celui qui s’affecte à si bon marché ; évidemment il croit qu’on le méprise, et cette poignante idée ne vient point sans un certain abaissement de l’amour-propre qui se rapetisse et s’humilie. Mais le sage n’est méprisé de personne : il a conscience de sa grandeur ; il se dit dans son cœur que nul n’est en droit de le mésestimer ; et, pour tous ces tourments d’imagination, ou plutôt ces contrariétés, je ne dis point qu’il les surmonte, il ne les sent même pas.

Il est d’autres atteintes qui frappent le sage, bien qu’elles ne le terrassent point, la douleur physique, les infirmités, la perte de ses amis, de ses enfants, ou les malheurs de son pays que dévore la guerre. Je ne le nie pas, le sage est sensible à tout cela. Car nous ne lui attribuons pas un cœur de fer ou de rocher. Il n’y aurait nulle vertu à supporter ce qu’on ne sentirait point.

XI. Que fait-il donc ? Il reçoit certains coups, mais les reçoit pour les vaincre, pour en guérir et fermer les plaies. Quant à ces piqûres dont nous parlons, il y est insensible : il ne s’arme pas contre elles de sa vertu accoutumée, de toute sa puissance de souffrir ; il n’y prend pas garde ou croit devoir en rire. Outre cela, comme la plupart des offenses partent d’hommes orgueilleux, insolents et qui supportent mal la prospérité, le sage a, pour repousser cette morgue maladive, la plus belle de toutes les vertus, la santé de l’âme et la magnanimité. Toutes ces petitesses passent devant ses yeux comme les fantômes d’un vain songe, comme des visions nocturnes sans consistance ni réalité. Il se représente aussi que tous les hommes sont trop au-dessous de lui pour avoir l’audace de dédaigner ce qui leur est si supérieur.

Le mot offense contumelia vient de contemptus, mépris, parce qu’on n’imprime cette sorte d’injure qu’à ceux qu’on méprise : mais jamais on ne méprise plus grand et meilleur que soi, fit-on même quelque chose de ce que dicte ordinairement le mépris. Un enfant frappe au visage ses parents, dérange ou arrache ou souille de salive les cheveux de sa mère ; il découvre aux yeux des siens ce que la pudeur veut qu’on voile ; il ne se fait pas faute de paroles obscènes ; et aucune de ces choses ne s’appelle offense : pourquoi ? Parce que l’enfant ne peut mépriser personne. Par la même raison, nous sommes charmés, tout offensantes qu’elles soient pour nous, des saillies de nos esclaves, dont la témérité assure son droit sur les convives en