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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


lité près, il est leur pareil12. Cependant qu’il gravit et monte vers ce séjour élevé de l’ordre, de l’immuable paix, où la vie marche d’un cours égal et harmonieux, plein de sécurité, bienveillant, né pour le bonheur de tous, pour se perfectionner lui et les autres, il ne connaîtra ni désirs ignobles, ni larmes, car appuyé sur la raison, il traversera les vicissitudes humaines avec un courage tout divin. Il ne laisse point prise à l’injure, je veux dire à celle qui viendrait non des hommes seulement, comme tu pourrais croire, mais de la Fortune même ; celle-ci entre-t-elle en lutte avec la vertu, elle n’en sort jamais son égale. Si cette heure suprême au-delà de laquelle ne peuvent plus rien les lois irritées ni les menaces des plus cruels tyrans, et où l’empire du sort se brise, est acceptée par nous d’une âme égale et résignée ; si nous savons que la mort n’est point un mal, et par conséquent et bien moins encore une injure, nous endurerons beaucoup plus aisément le reste, dommages, souffrances, ignominies, changements de lieux, pertes d’enfants, séparations de toute espèce ; que tous ces flots d’adversité enveloppent le sage, ils ne le submergent point ; ce n’est pas pour que leur choc isolé le consterne. Et s’il supporte sans faiblesse les injures de la Fortune, que lui feront celles des hommes puissants, qu’il sait n’être que les mains de la Fortune ?

IX. Il souffrira donc tout, comme il souffre les rigueurs de l’hiver, l’intempérie du ciel, les chaleurs excessives, les maladies, mille autres accidents fortuits. Jamais il ne fait au méchant l’honneur de croire que la raison ait conseillé un seul de ses actes : la raison n’appartient qu’au sage ; chez tous les autres elle est absente : on n’y voit que fraudes, embûches, mouvements désordonnés de l’âme, mis par le sage sur la liste des accidents. Or tout ce qui est fortuit ne sévit et ne fait injure qu’en dehors de nous. Il songe encore quelle latitude offre l’injure dans ces intrigues qui nous suscitent tant de périls : tel est un accusateur suborné, ou des griefs calomnieux, ou les grands prévenus et armés contre nous, et tous ces brigandages qui s’exercent sous le costume de paix.

Autre espèce d’injure bien fréquente : on te dérobe un gain ou une récompense longtemps poursuivie ; un héritage brigué péniblement se détourne de toi ; on t’enlève la faveur lucrative d’une opulente maison. Le sage échappe à tout cela, lui qui ne sait vivre ni dans l’espoir ni dans la crainte. Ajoute aussi, que loin de recevoir de sang-froid une injure, il n’est personne