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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


ombre, d’un masque difforme, d’une figure grimaçante, qui se met à pleurer aux noms désagréables à son oreille, à certains mouvements de doigts et autres épouvantails, dont l’illusion brusque et inattendue le fait fuir.

V. L’injure a pour but de faire du mal à quelqu’un : or la sagesse ne laisse point place au mal. Il n’est de mal pour elle que la honte, laquelle n’a point accès où habitent déjà l’honneur et la vertu : l’injure ne va donc point jusqu’au sage. Car si elle est la souffrance d’un mal, dès que le sage n’en souffre aucun, aucune injure ne peut le toucher. Toujours elle ôte quelque chose à celui qu’elle attaque, et on ne la reçoit jamais sans quelque détriment de sa dignité, de sa personne ou de ses biens extérieurs ; or le sage ne peut rien perdre : il a tout placé en lui, il ne confie rien à la fortune, il a ses biens sur une solide base, il se trouve riche de sa vertu qui n’a pas besoin des dons du hasard. Et ainsi son trésor ne peut ni grossir ni diminuer ; car ce qui est arrivé à son comble n’a plus chance d’accroissement. La fortune n’enlève que ce qu’elle a donné : elle ne donne pas la vertu, aussi ne la ravit-elle pas. La vertu est chose libre, inviolable, que rien n’émeut, que rien n’ébranle, tellement endurcie aux coups du sort, qu’on ne saurait la faire fléchir, loin de l’abattre. En face des appareils les plus terribles son œil est fixe, intrépide ; son visage ne change nullement, qu’elle ait de dures épreuves ou des succès en perspective. Donc le sage ne perdra rien dont il puisse ressentir la perte. Il a en effet pour seule possession la vertu, dont on ne l’expulsera jamais ; de tout le reste il n’use qu’à titre précaire : or quel homme est touché de perdre ce qui n’est pas à lui ? Que si l’injure ne peut en rien préjudicier aux biens propres du sage, parce que la vertu les sauvegarde, on ne peut faire injure au sage.

Démétrius , surnommé Poliorcète, ayant pris Mégare, demandait au philosophe Stilpon s’il n’avait rien perdu : « Rien, répondit celui-ci ; car tous mes biens sont avec moi. » Et cependant son patrimoine avait fait partie du butin, ses filles étaient captives, sa ville natale au pouvoir de l’étranger, et lui-même en présence d’un roi qui, entouré d’armes et de phalanges victorieuses, l’interpellait du haut de son triomphe. Stilpon lui ravit ainsi sa victoire, et, au sein d’une patrie esclave, témoigna qu’il n’était pas vaincu, qu’il n’éprouvait même pas de dommage ; car il avait avec lui la vraie richesse, sur laquelle on ne met pas la main. Quant aux choses qu’on pil-