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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


propre ; il y a des corps incombustibles qui, enveloppés de flammes, gardent leur consistance et leur figure ; des rochers, dressés en pleine mer, brisent la fureur des vagues et ne portent nulle trace des assauts qui les battent depuis tant de siècles : ainsi l’âme du sage est inexpugnable ; et, grâce à ses forces acquises, elle est aussi assurée contre l’injure que les objets dont je viens de parler.

IV. Mais encore, n’y aura-t-il personne qui essaye de l’outrager ? On l’essayera, mais l’outrage n’arrivera pas jusqu’à lui. Un trop grand intervalle l’éloigne du contact des choses inférieures, pour qu’aucun pouvoir nuisible étende jusqu’à lui son action. Quand les puissants de la terre, quand l’autorité la plus haute, forte de l’unanimité d’un peuple d’esclaves, tenteraient de lui porter dommage, tous leurs efforts expireraient à ses pieds, comme les projectiles chassés dans les airs par l’arc ou la baliste s’élancent à perte de vue pour retomber bien en deçà du ciel. Eh ! crois-tu, alors qu’un stupide monarque obscurcissait le jour par ses nuées de flèches, qu’une seule ait touché le soleil ; ou que de ses chaînes jetées dans la mer il ait pu effleurer Neptune ? Les êtres célestes échappent aux mains des hommes ; qui rase les temples ou jette au creuset leurs statues ne fait nul tort à la divinité : de même tout ce que l’audace, l’arrogance et l’orgueil tentent contre le sage, demeure sans effet. « Mais il vaudrait mieux que personne ne voulût l’insulter. » Tu souhaites à la race humaine une vertu difficile, des mœurs inoffensives. Que l’injure n’ait pas lieu. C’est l’intérêt de celui qui l’aurait faite, et non de l’homme qui, en fût-il l’objet, ne peut en souffrir. Je ne sais même si le sage ne montre pas plus clairement sa force par son calme au sein des orages, comme un général ne prouve jamais mieux la supériorité de ses armes et de ses troupes que lorsqu’il est et se juge en sûreté même sur le sol ennemi.

Distinguons, s’il te plaît, Sérénus, l’injure de la simple offense. La première, de sa nature, est plus grave ; l’autre, plus légère, ne pèse qu’aux âmes trop irritables : elle ne blesse pas, elle froisse. Telle est pourtant la faiblesse et la puérilité des amours-propres, que pour quelques-uns rien n’est plus cruel. Tu verras tel esclave aimer mieux recevoir des coups de fouet que des soufflets, et juger la mort et les verges plus tolérables que d’offensantes paroles. On en est venu à ce point de déraison que non pas seulement la douleur, mais l’idée de la douleur est un supplice ; on est comme l’enfant qui a peur d’une