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DU REPOS


Donc je vis selon la nature si je me suis donné à elle tout entier, si je lui voue mon admiration et mon culte. Or la nature a voulu que je fisse deux choses : agir et vaquer à la contemplation. Je les fais toutes deux, car la contemplation même n’est pas sans action.

Mais il importe de savoir, dis-tu, si c’est pour son plaisir que l’on embrasse cette vie contemplative, ne lui demandant rien de plus que des rêveries sans fin comme sans résultat, chose en effet assez douce, et qui a ses charmes. À quoi je réponds qu’il n’importe pas moins de savoir dans quel esprit tu te livres, toi, à la vie civile ; si c’est pour fuir constamment le repos et ne jamais prendre le temps de lever tes regards des choses humaines vers les choses divines. Tout comme se jeter dans les affaires sans le moindre amour de ce qui est moral, sans culture de l’esprit, et produire des œuvres vides, serait la chose du monde la moins louable (l’intention morale devant toujours se joindre et se marier à l’acte) ; de même c’est un bien imparfait et languissant qu’une vertu apathique et lâchement oisive qui ne fait jamais preuve de ce qu’elle sait. Nul ne le niera : c’est dans la pratique qu’elle doit s’assurer de ses progrès ; et au lieu de se borner à méditer sur ce qu’il faut faire, elle doit parfois mettre la main à l’œuvre et traduire ses abstractions en réalités. Si pourtant la faute n’en est point au sage, si ce n’est pas l’ouvrier mais la matière qui manque, lui permettras-tu de rester avec lui-même ? À quelle fin se retranche-t-il dans le repos[1] ? Pour t’apprendre qu’alors même il fera encore de ces actes qui peuvent servir la postérité. Oui, nous sommes de ceux qui prétendent que Zénon et Chrysippe ont accompli de plus grandes choses que s’ils eussent conduit des armées, géré les premières charges, établi des lois, eux, les législateurs non pas d’une cité, mais du genre humain tout entier. Et pourquoi ne serait-il pas séant à l’homme de bien, ce loisir qui le fait l’arbitre des âges futurs et l’orateur non d’un petit nombre, mais de toutes les nations, de tous les hommes qui sont et seront jamais ? Enfin je demande si c’est d’après leurs propres préceptes que vécurent Cléanthe, et Chrysippe et Zénon ? Sans aucun doute tu répondras : « Ils ont vécu comme ils prescrivaient de vivre. » Eh bien, aucun d’eux n’a pris part au gouvernement. « Ils n’avaient, répliqueras-tu, ni la fortune ni la rang de ceux qu’on admet au maniement des affaires publiques. » Mais leur vie

  1. Je crois qu’il faut lire : ut scias, au lieu de : ut sciat.