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DU REPOS


Cette grande république, on peut la servir tout aussi bien au sein du loisir, je ne sais même si ce n’est mieux, en agitant ces questions : Qu’est-ce que la vertu ? Est-elle une ? en est-il plusieurs ? Est-ce la nature ou l’art qui fait l’homme de bien ? Est-ce une unité que cet ensemble qui embrasse les mers et les terres et tout ce qu’elles renferment ; ou Dieu a-t-il semé dans l’espace plusieurs mondes comme le nôtre ? Forme-t-elle un tout continu et plein, cette matière d’où naissent tous les êtres, ou est-elle divisée, entremêlée de vide et de parties compactes ? Dieu est-il assis devant son œuvre en spectateur, ou la dirige-t-il ? Est-il répandu au dehors et alentour, ou intimement mêlé au tout ? Le monde est-il immortel, ou est-ce parmi les choses périssables et nées pour un temps qu’il faut .le compter ?

Celui qui médite ces problèmes, quel mérite a-t -il envers Dieu ? Que ses grandes créations ne restent pas sans admirateur. Nous répétons souvent que le souverain bien consiste à vivre selon la nature ; or la nature nous a faits pour deux choses : la contemplation et l’action.

XXXII. Prouvons le premier de ces deux points. Eh ! ne sera-t-il pas prouvé pour quiconque, se consultant soi-même, verra quelle immense soif de connaître est en nous, combien les récits même les plus fabuleux éveillent notre intérêt ? Il est des hommes qui affrontent les mers et les fatigues des plus longs voyages pour le seul avantage de découvrir quelque secret reculé loin d’eux. Ce même instinct attire aux spectacles des peuples entiers, nous pousse à percer toute barrière, à explorer toute chose occulte, à dérouler les fastes antiques, à entendre conter les mœurs des nations barbares. La nature nous a donné un génie avide de savoir2 ; et parce qu’elle avait conscience de son art et de sa beauté, elle nous a créés spectateurs de ses sublimes scènes. Elle perdait le fruit de son œuvre, si des merveilles si hautes, si subtiles dans leur mécanisme, si splendides, et toutes diversement belles, n’avaient que la solitude pour témoin. Pour te convaincre qu’elle veut une attention sérieuse, non un simple coup d’œil, vois quel poste elle nous a assigné. C’est au centre d’elle-même qu’elle nous a établis, c’est tout le cercle de l’univers qu’elle nous a livré pour point de vue. Elle a donné à l’homme une attitude droite3 ; et de plus, afin que son œil, fait pour la contemplation, suivît sans peine le cours des astres de leur lever à leur coucher, et qu’il pût tourner son visage vers tous les points de