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dures épreuves de la vie et qui dompte le sort ? Et, d’autre part, n’est-il pas manifeste que la libéralité, la modération, la mansuétude ne font qu’aller sur une pente ? Là nous retenons notre âme qui pourrait glisser trop avant : ailleurs nous l’exhortons, nous la stimulons. Ainsi nous emploierons en présence de la pauvreté les plus énergiques vertus, celles chez qui les attaques augmentent le courage ; et nous réserverons à la richesse les plus soigneuses, qui vont d’un pas circonspect et savent tenir leur équilibre.

XXVI. « Cette distinction ainsi faite, je préférerai pour mon usage celles dont l’exercice est plus paisible à celles dont l’essai veut du sang et des sueurs. Ce n’est donc pas moi, dira le sage, qui vis autrement que je ne parle ; c’est vous qui entendez autrement. Le son des paroles frappe seul votre oreille ; leur sens, vous ne le cherchez pas. « Quelle est donc la différence entre moi le fou et vous le sage, si vous comme moi nous voulons posséder ? » Elle est très-grande. Chez le sage, la richesse est esclave ; chez l’insensé, elle est souveraine ; le sage ne permet rien à la richesse, et elle vous permet tout. Vous, comme si l’on vous en eût garanti l’éternelle possession, vous vous y affectionnez, vous faites corps avec elle : le sage au contraire ne pense jamais tant à la pauvreté que quand il nage dans l’opulence. Un bon général ne croit jamais tellement à la paix qu’il ne se prépare à la guerre ; et cette guerre, bien qu’elle ne se fasse pas encore, vous est déclarée. Vous êtes fiers d’une maison magnifique, comme si elle ne pouvait ni prendre feu ni s’écrouler ; vos yeux s’éblouissent de votre fortune inaccoutumée, comme si elle avait franchi tout écueil, désormais assez colossale pour que toutes les attaques du sort fussent impuissantes à la ruiner. Vous jouez indolemment avec les richesses, vous n’en prévoyez pas le péril ; ainsi d’ordinaire les barbares qu’on assiége, ne connaissant pas nos machines, regardent les travaux des assaillants sans bouger et ne comprennent pas à quoi tendent ces ouvrages qui s’élèvent si loin d’eux. La même chose vous arrive : engourdis au milieu de votre avoir, vous ne songez pas combien d’accidents de toutes parts vous menacent qui tout à l’heure vous raviront ces précieuses dépouilles. Ôtez au sage les richesses 19, tous ses vrais biens lui resteront ; car il vit satisfait du présent, tranquille sur l’avenir. « Il n’est rien, dira Socrate ou quiconque pourra juger les choses humaines avec la même autorité, il n’est rien que je me sois autant promis que de ne pas plier à vos préjugés la