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pour homme de bien : il semble que la vertu d’autrui soit la censure de vos méfaits 15. Vous êtes blessés de ce pur éclat auquel vous opposez vos souillures, sans comprendre combien tant d’audace tourne à votre détriment. Car si les suivants de la vertu sont cupides, débauchés, ambitieux, qu’êtes-vous donc, vous à qui le nom seul de vertu est odieux ? Vous soutenez que pas un ne réalise ce qu’il dit et ne conforme sa vie à ses maximes. Quoi d’étonnant, quand leurs paroles sont si héroïques, si sublimes, dominent de si haut toutes les tempêtes de la vie humaine ; quand ils ne visent pas à moins qu’à s’arracher de ces croix où tous, tant que vous êtes, enfoncez de vos mains les clous qui vous déchirent ? Le supplicié du moins n’est suspendu qu’à un seul poteau ; ceux qui se font bourreaux d’eux-mêmes subissent autant de croix que de passions qui les tiraillent : médisants toutefois, c’est à insulter autrui qu’ils ont bonne grâce. Je pourrais n’y voir qu’un passe-temps, n’était que certains hommes crachent de leur gibet sur ceux qui les regardent.

XX. Les philosophes ne réalisent pas tout ce qu’ils disent ? mais ils font déjà beaucoup par cela seul qu’ils disent, et parce qu’ils conçoivent l’idée du beau moral. Eh ! si leurs actes étaient au niveau de leurs discours, quelle félicité surpasserait la leur ? Jusque-là il n’y a pas lieu de mépriser de bonnes paroles et des cœurs pleins de bonnes pensées. L’application aux études salutaires, restât-elle en deçà du but, est louable encore. Est-ce merveille qu’on n’arrive pas au faîte quand on s’attaque à de si rudes montées ? Admirez du moins, lors même qu’ils tombent, leur généreuse audace. Elle est noble l’ambition de l’homme qui, consultant moins ses forces que celles de la nature humaine, s’essaye à de grandes choses, fait effort et se crée en lui-même des types de grandeur que les âmes le plus virilement douées seraient impuissantes à reproduire. L’homme qui s’est dit d’avance[1] : « L’aspect de la mort ne me troublera pas plus que son nom. Je me résignerai à toutes les épreuves, si grandes qu’elles soient ; mon âme prêtera force à mon corps. Les richesses, je les dédaignerai absentes aussi bien que présentes ; ni plus triste de les voir entassées chez d’autres, ni plus fier si elles m’entourent de leur éclat. Que la fortune me vienne ou se retire, je ne m’en apercevrai pas.

  1. Quo videbo. Lemaire : quo jubebo et videbo qui n’est pas dans les manuscrits.