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quiconque a quelque progrès à montrer. « Autre est mon langage, autre ma conduite ! » Hommes pétris de malignité et ennemis des plus pures vertus, on a fait même reproche à Platon, on l’a fait à Épicure, on l’a fait à Zénon. Tous ces philosophes en effet ne nous entretenaient pas de leur vie à eux, mais de celle qu’il faut se proposer. C’est de la vertu, non de moi que je parle ; et quand je fais la guerre aux vices, je la fais avant tout aux miens ; quand j’en aurai le pouvoir, je vivrai comme je le dois. Et la malveillance aura beau tremper à loisir ses traits dans le fiel, elle ne me détournera pas du mieux ; ce venin que vous distillez sur les autres, et qui vous tue, ne m’empêchera pas d’applaudir sans relâche à des principes que je ne suis pas sans doute, mais que je sais qu’il faudrait suivre, ne m’empêchera pas d’adorer la vertu et, bien qu’à un long intervalle, d’aller me traînant sur sa trace. J’attendrai, n’est-ce pas, que cette malveillance apprenne à respecter quelque chose, quand rien ne fut sacré pour elle, ni Rutilius, ni Caton ? Comment aussi ne leur paraîtrait-on pas trop riche, à ceux qui ne jugent pas Démétrius le Cynique assez pauvre ? Cet homme si énergique, qui lutta contre tous les désirs naturels, plus pauvre que tous ceux de son école, puisqu’à la loi qu’ils s’imposaient de ne rien avoir, il a joint celle de ne rien demander, n’est point, selon eux, assez dénué de tout. Car, voyez-vous, ce n’est pas la doctrine de la vertu, c’est la doctrine de l’indigence qu’il professait !

XIX. Diodore, philosophe épicurien qui, ces jours derniers, mit volontairement fin à son existence, n’agit pas, dit-on, suivant les préceptes du maître en se coupant la gorge. Les uns veulent qu’on voie là un acte de folie ; et les autres, d’irréflexion. Lui, cependant, heureux et fort d’une bonne conscience, se rendait témoignage en sortant de la vie et bénissait le calme de cette vie passée dans le port et à l’ancre. Il disait, (et pourquoi murmuriez-vous de l’entendre, comme s’il vous fallait l’imiter ?) il disait :

J’ai vécu, j’ai rempli toute ma destinée[1].


Vous disputez sur la vie de tel, sur la mort de tel autre, et vous aboyez aux grands noms qu’ennoblit un mérite quelconque, comme font de petits chiens à la rencontre de personnes qu’ils ne connaissent pas. Il vous importe en effet que nul ne passe
  1. Énéid., IV, 654.