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et mourant bénira le général pour qui il succombe, elle aura gravé dans son âme cet antique précepte : Suis Dieu. Le lâche qui se plaint, qui pleure, qui gémit, n’en est pas moins forcé d’exécuter ce qu’on ordonne et violemment ramené au devoir. Or quelle démence de se faire traîner plutôt que de suivre ! Non moindre, en vérité, est la sottise de ces gens, oublieux de leur condition, qui s’affligent s’il leur arrive quelque chose de pénible, qui s’étonnent, qui s’indignent à l’une de ces disgrâces communes aux bons et aux méchants, je veux dire les maladies, les morts, les infirmités et les mille traverses auxquelles la vie de l’homme est en butte. Tout ce que la constitution de l’univers nous impose de souffrances, acceptons-le intrépidement[1]. On nous enrôla sous serment pour subir toute épreuve humaine, pour ne point nous laisser bouleverser par les choses qu’il n’est pas en nous d’éviter. Nous sommes nés dans une monarchie : obéir à Dieu, voilà notre liberté 13.

XVI. C’est donc dans la vertu que réside le vrai bonheur. Et que te conseillera-t-elle ? De ne pas regarder comme biens ou comme maux ce qui n’est l’effet ni de la vertu, ni de la méchanceté ; puis, d’être inébranlable à tout mal qui viendrait d’un bien, et de te rendre, en ce qui dépend de toi, l’image de la divinité. Pour une telle entreprise que te promet-on ? Un privilége immense, égal à celui de Dieu même. Plus de contrainte, plus de privation ; te voilà libre et inviolable ; plus de perte à subir, plus de vaine tentative, plus d’obstacles. Tout succède selon tes vœux ; tu ne connais plus de revers ; rien ne contrarie tes prévisions ni tes volontés. « Eh quoi ! la vertu suffirait pour vivre heureux ? » Parfaite et divine qu’elle est, pourquoi n’y suffirait-elle pas ? Elle a même plus qu’il ne faut. Que peut-il manquer en effet à un être placé en dehors de toute convoitise ? Qu’a-t-elle affaire de l’extérieur, l’âme qui rassemble tout en elle ? Quant à l’homme qui chemine vers la vertu, quels que soient déjà ses progrès, il a besoin de quelque indulgence de la Fortune, lui qui lutte encore dans l’embarras des choses humaines, tant qu’il n’a pas délié ce nœud et rompu tout lien mortel. Où donc est la différence ? C’est que les uns sont attachés, les autres enchaînés, d’autres n’ont pas un membre qui soit libre. L’homme qui touche à la région supérieure, qui a gravi plus près du faîte, ne traîne après lui qu’une

  1. Les manusc. : magno nisu eripiatur animo. Je lis avec Muret : magno excipiatur animo.