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pour la brute que pour l’homme qui mesure son bonheur à ses aliments. Oui, c’est clairement et devant tous que je l’atteste : cette vie, que j’appelle agréable, n’est possible qu’en compagnie de la vertu. » Eh ! qui ne le sait ? Ceux qui regorgent le plus de vos plaisirs, ce sont toujours les plus insensés des hommes. Le bien-être abonde chez l’iniquité ; et que de jouissances dépravées et sans nombre l’âme elle-même ne se crée-t-elle pas ? D’abord l’arrogance, l’excessive estime de soi, cette enflure de cœur qui nous place au-dessus des autres mortels, l’amour aveugle et imprévoyant de ce que l’on possède, la mollesse énervante, ces transports de joie pour les plus minces, les plus puérils motifs, puis cet esprit moqueur et superbe qui jouit à vous humilier, et l’apathie, l’affaissement du moral qui s’endort sur sa propre lâcheté. Toutes folies que la vertu fait disparaître ; elle nous réveille de son brusque toucher, pèse les plaisirs avant de les admettre, et ne prise pas bien haut ceux même qu’elle approuve (c’est assez qu’elle les admette), heureuse non d’en user, mais d’en user avec tempérance : or la tempérance, qui retranche aux plaisirs, ébrèche ton souverain bien. Tu te jettes dans les bras du plaisir, moi je le tiens à distance ; tu l’épuises, moi je le goûte ; tu y vois le bien suprême, il n’est pas même un bien pour moi ; tu fais tout pour lui, et moi rien. Quand je dis moi, je parle du sage pour qui seul, selon toi, la volupté est faite.

XI. Mais je n’appelle point sage l’esclave de quoi que ce soit, et moins que tous l’esclave de la volupté. Comment, une fois dominé par elle, résistera-t-il à la fatigue, aux périls, à l’indigence, à tant de menaces qui grondent autour de la vie humaine ? Comment soutiendra-t-il l’aspect de la mort, l’aspect de la douleur, le fracas d’un ciel en courroux, et une foule d’attaques acharnées, lui qu’un si mol adversaire a vaincu ? Tout ce que lui aura conseillé la volupté, il le fera. Eh ! ne vois-tu pas que de choses elle lui conseillera ? « Elle ne saurait, dis-tu, l’engager à rien de honteux : elle a la vertu pour compagne. » Mais, encore une fois, vois quel souverain bien c’est que celui qui a besoin de surveillant pour être un bien. D’ailleurs, comment la vertu régira-t-elle cette volupté qu’elle aura suivie ? Suivre c’est obéir, pour régir il faut être maître. Tu mets en arrière ce qui commande. Le digne emploi pour la vertu : tu fais d’elle le prégustateur de tes plaisirs ! Nous verrons plus tard si, chez des hommes qui l’ont si outrageusement traitée elle est encore la vertu, elle qui ne peut gar-