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quelle place infime ils le mettent. Aussi nient-ils que la volupté puisse être détachée de la vertu ; selon eux, point de vie honnête qui ne soit en même temps agréable, point de vie agréable qui ne soit en même temps honnête. Je ne vois pas comment des choses si diverses se laisseraient accoupler ainsi. Pourquoi, je vous prie, la volupté ne saurait-elle être séparée de la vertu ? C’est qu’apparemment, comme tout bien tire de la vertu son principe, vous faites naître aussi de la même souche vos amours et vos ambitions. Ah ! si cette parenté était vraie, nous ne verrions pas certaines choses être agréables, mais déshonnêtes, et certaines autres, des plus honorables, mais pénibles, mais douloureuses à accomplir.

VII. Ajoute ici que la volupté peut être le partage de la vie même la plus infâme ; et la vertu n’admet pas une telle vie. Que de malheureux avec leur volupté, ou plutôt par la volupté même ! Cela n’arriverait pas, si elle ne faisait qu’un avec la vertu, qui en est souvent privée, mais qui jamais n’en a besoin. Pourquoi allier des objets dissemblables, disons plus, qui se repoussent ? La vertu est quelque chose de grand, de sublime, de souverain, d’invincible, d’infatigable ; la volupté est chose basse, servile, impuissante, caduque, qui a son poste et son domicile aux lupanars et aux tavernes. La vertu, tu la trouveras dans le temple, au forum, au sénat, debout sur les remparts, le corps poudreux, le teint hâlé, les mains calleuses ; la volupté le plus souvent va cherchant le mystère et appelle les ténèbres ; elle rôde autour des bains, des étuves, des lieux qui redoutent l’édile, efféminée, sans vigueur, ruisselante de vins et de parfums, pâle ou fardée et souillée des drogues de la toilette. Le souverain bien est impérissable : il ne sort pas du cœur où il règne, il n’a ni satiété ni repentir. Car une conscience droite ne dévie jamais, n’est jamais odieuse à elle-même, n’a rien changé à ses principes, parce qu’elle a toujours suivi les meilleurs. La volupté au contraire, c’est au fort même de ses délices qu’elle s’éteint. Elle trouve en l’homme peu de place, aussi l’emplit-elle bien vite ; puis vient le dégoût, et après les premiers élans elle s’affaisse. Y aurait-il jamais fixité dans une chose dont l’essence est le mouvement ? Aussi ne peut-elle même avoir la moindre réalité, elle qui vient et passe comme l’éclair[1], qui s’évanouira dans l’usage d’elle-même.

  1. Les manuscrits portent transitve. Transitu, mauvaise mais vulgaire leçon. Je propose transitque.