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ments affectueux et expansifs que nous savourerons moins comme des biens, que comme les fruits d’un bien qui est en nous. Puisque j’ai déjà prodigué les définitions, disons qu’on peut appeler heureux celui qui ne désire ni ne craint plus, grâce à la raison. Tout comme les rochers n’éprouvent ni nos craintes ni nos tristesses, non plus que les animaux, sans que pourtant on les ait jamais dits heureux, puisqu’ils n’ont pas le sentiment du bonheur ; il faut mettre sur la même ligne tout homme qu’une nature émoussée et l’ignorance de soi relèguent au rang des troupeaux et des brutes, dont rien ne le distingue. Car si la raison chez ceux-ci est nulle, celui-là en a une dépravée qui n’est habile qu’à le perdre et à pervertir toutes ses voies. Le titre d’heureux n’est pas fait pour l’homme jeté hors de la vérité ; partant, la vie heureuse est celle dont un jugement droit et sûr fait la base et la base immuable. Il n’est d’esprit serein et dégagé de toute affliction que celui qui, échappant aux plaies déchirantes comme aux moindres égratignures, reste à jamais ferme où il s’est placé, certain de garder son assiette en dépit des colères et des assauts de la Fortune. Quant à la volupté, dût-elle nous assiéger de toutes parts, s’insinuer par tous nos sens, flatter notre âme de ses mille caresses successivement renouvelées, et solliciter ainsi tout notre être et chacun de nos organes, quel mortel, si peu qu’il lui restât de l’homme, voudrait être chatouillé nuit et jour, et renoncer à son âme pour ne plus songer qu’à son corps ?

VI. « Mais l’âme aussi, dit l’épicurien, aura ses voluptés. » Qu’elle les ait donc, qu’elle[1] siége en arbitre de la mollesse et des plaisirs, saturée de tout ce qui délecte les sens ; qu’elle porte encore ses regards en arrière et s’exalte au souvenir des débauches passées, qu’elle dévore en espoir et déjà dispose celles où elle aspire, et tandis que le corps s’engraisse et dort dans le présent, qu’elle anticipe l’avenir par la pensée. Elle ne m’en paraît que plus misérable : car laisser le bien pour le mal est une haute folie. Sans la raison point de bonheur ; et la raison n’est point chez l’homme qui néglige les meilleurs aliments et n’a faim que de poisons. Pour être heureux il faut donc un jugement sain ; il faut que, content du présent quel qu’il soit, on sache aimer ce que l’on a ; il faut que la raison nous fasse trouver du charme dans toute situation. Ils ont senti, ceux-là même qui disent : « Le souverain bien c’est la volupté », dans

  1. Je lis sedeat avec deux manuscrits. Lemaire : cedat.