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nous l’entendons, c’est-à-dire formuler le même sens, en changeant les termes. Tout comme la même armée tantôt se développe au large, tantôt se masse sur un terrain étroit, ou se courbe au centre en forme de croissant, ou déploie de front toute sa ligne, sans perdre de sa force quelle que soit sa distribution, sans changer d’esprit ni de drapeau ; ainsi la définition du souverain bien peut s’allonger et s’étendre, selon les goûts divers, comme se resserrer et se réduire. Ce sera donc tout un si je dis : « Le souverain bien, c’est une âme qui dédaigne toute chose fortuite, et qui fait sa joie de la vertu » ; ou bien : « C’est l’invincible énergie d’une âme éclairée sur les choses de la vie, calme dans l’action, toute bienveillante et du commerce le plus obligeant. » Je suis libre de dire encore : « Celui-là est heureux pour lequel il n’est de bien ou de mal qu’une âme bonne ou dépravée ; qui cultive l’honnête, et, content de sa seule vertu, ne se laisse ni enfler ni abattre par les événements ; qui ne connaît pas de plus grandes délices que celles qu’il puise dans son cœur, et pour qui la vraie volupté est le mépris des voluptés 7. » Tu peux, en te donnant carrière, faire prendre au même fonds diverses formes, tu n’altéreras ni ne modifieras sa valeur. Par exemple qui nous empêche d’appeler le bonheur une âme libre, élevée, intrépide et constante, placée en dehors de la crainte, en dehors de toute cupidité, aux yeux de laquelle l’unique bien est l’honnête, l’unique mal l’infamie, et tout le reste un vil amas d’objets qui n’ôtent rien à la vie heureuse, n’y ajoutent rien et, sans accroître ou diminuer le souverain bien, peuvent arriver ou s’en aller ? L’homme établi sur une telle base aura, ne le cherchât-il point, pour compagnes nécessaires une perpétuelle sérénité, une satisfaction profonde comme la source dont elle sort, heureux de ses propres biens et ne souhaitant rien de plus grand que ce qu’il trouve en soi. Ne sera-ce point compenser dignement les sensations émoussées, frivoles, si peu persévérantes d’une méprisable chair ? Le jour où le plaisir deviendrait son maître, la douleur le serait aussi.

V. Or tu vois quel misérable et funeste esclavage devra subir l’homme que le plaisir et la douleur, les plus capricieux despotes et les plus passionnés, vont se disputer tour à tour. Élançons-nous donc vers la liberté que rien ne donne, hormis l’indifférence pour la Fortune. Alors commencera ce bonheur inappréciable, ce calme d’un esprit retiré en un asile sûr d’où il domine tout ; alors plus de terreurs ; la possession du vrai nous remplira d’une joie immense, inaltérable, et de senti-