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mêmes, nul ne tombe sans faire choir quelque autre avec lui ; les premiers entraînent la perte de ceux qui suivent ; de même dans tous les rangs de la vie nul ne s’égare pour soi seul : on est la cause, on est l’auteur de l’égarement des autres. Car il n’est pas bon de s’attacher à ceux qui marchent devant ; et comme chacun aime mieux croire que juger, de même au sujet de la vie jamais on ne juge, on croit toujours 1 : ainsi nous joue et nous précipite l’erreur transmise de main en main, et l’on périt victime de l’exemple. Nous serons guéris à condition de nous séparer de la foule ; car tel est le peuple : il tient ferme contre la raison, il défend le mal qui le tue. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices où, les préteurs à peine élus, les électeurs même s’étonnent de leur choix, quand la mobile faveur a fait volte-face 2. On approuve et on blâme tour à tour les mêmes choses ; telle est l’issue de tout jugement où la majorité décide.

II. Quand c’est de la vie heureuse qu’il s’agit, ne va pas, comme lorsqu’on se partage pour aller aux voix, me répondre : « Ce côté-ci paraît le plus nombreux. » Par là même il est le moins sage. L’humanité n’est pas tellement favorisée que le meilleur parti plaise au plus grand nombre : le pire se reconnaît à la foule qui le suit 3. Cherchons ce qu’il y a de mieux à faire, non ce qui est le plus habituel, ce qui met en possession d’une félicité stable, non ce qu’approuve le vulgaire, le plus sot interprète de la vérité ; et j’entends par vulgaire aussi bien le chœur en chlamydes que les porteurs de couronnes 4. Car ce n’est pas à la couleur du vêtement dont le corps s’enveloppe que s’arrêtent mes yeux ; je ne juge pas l’homme sur leur témoignage : j’ai un flambeau meilleur et plus sûr pour démêler le faux du vrai. Le mérite de l’âme, c’est à l’âme à le trouver. Oh ! si jamais il lui était loisible de respirer et de se retirer en elle-même et de s’imposer une torture salutaire, comme elle se confesserait la vérité et s’écrierait : « Tout ce que j’ai fait jusqu’ici, j’aimerais mieux ne l’avoir point fait ; quand je me rappelle tout ce que j’ai dit, je porte envie aux êtres muets ; tous les vœux que j’ai formés sont à mes yeux des imprécations d’ennemis ; tout ce que j’ai craint, ô dieux ! m’eût valu mieux mille fois que ce que j’ai désiré ! J’ai eu des inimitiés avec bien des hommes ; puis de la guerre je suis revenu à la paix, s’il est une paix possible entre méchants, et je n’ai pu encore rentrer en grâce avec moi-même. Je me suis consumé en efforts pour me tirer des rangs du vulgaire, pour me signaler par quelque mérite : qu’ai-je obtenu, que de m’exposer aux traits