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CONSOLATION À POLYBE.

ou des autels. Car dans le même temps qu’il lui voue des temples et les honneurs divins, quiconque n’a pas montré assez d’affliction est frappé par lui des plus cruels châtiments26. On l’a vu aussi impatient sous les coups de la mauvaise fortune, qu’il était dans la prospérité gonflé d’un orgueil plus qu’humain. Que toute âme romaine répudie l’exemple d’un insensé qui oublie son deuil dans des jeux hors de saison ou qui l’aigrit encore par une négligence et une malpropreté repoussantes, ou qui savoure, dans le mal d’autrui, la plus inhumaine des consolations. Pour vous, il n’est rien dans votre conduite qu’il vous faille changer, tant vous vous êtes de bonne heure passionné pour ces études qui relèvent si bien le prix de la prospérité, qui allègent si aisément l’infortune, qui font le plus bel ornement comme la plus douce consolation de l’homme.

XXXVII. Plongez-vous donc davantage encore dans vos études chéries : c’est maintenant qu’il faut vous en faire comme un rempart, en entourer votre âme, et que d’aucun côté la douleur ne trouve accès en vous. La mémoire de ce frère demande aussi que votre plume lui élève un monument durable. Car voilà les seules œuvres de l’homme que n’outrage nulle tempête, que le temps ne consume jamais ; tout le reste, entassements de pierres, mausolées de marbre, tombeaux de terre élevés à d’immenses hauteurs, ne prolongent pas de beaucoup notre nom : tout cela périt comme nous27. Il n’est d’indestructible que ce que le génie a consacré : voilà le généreux hommage, le temple que vous devez à votre frère. Mieux vaudra lui vouer votre génie, qui vivra toujours, qu’une douleur stérile et des larmes.

Quant à la Fortune, sa cause, il est vrai, ne saurait se plaider maintenant auprès de vous : car tous ses dons, dès qu’elle en a repris un seul, nous deviennent odieux ; on pourra néanmoins la défendre sitôt que le temps aura fait de vous un juge plus équitable : alors vous pourrez vous réconcilier avec elle. En effet, par combien d’avances n’a-t-elle pas compensé cette injure ? par combien de faveurs ne va-t-elle pas la racheter encore ? Et après tout, ce qu’elle vous a ravi, c'est elle qui vous l’avait donné28. N’armez donc pas contre vous-même votre imagination, n’aidez pas à votre chagrin. Votre éloquence sait, il est vrai, agrandir les petites choses, tout comme rabaisser et réduire les grandes aux plus minces proportions ; mais qu’elle réserve sa vigueur pour d'autres besoins, qu’aujourd’hui elle s’emploie toute à vous consoler. Et