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CONSOLATION À POLYBE.

ne pas le précipiter de moins haut que son père ; et après cette nouvelle épreuve, il put suffire, non-seulement à sa douleur, mais aux soins de la guerre.

« Partout s’offrent d’innombrables exemples de frères séparés par la mort, ou plutôt à peine un seul couple fraternel a-t-il été vu vieillissant ensemble ; mais je me contenterai des exemples de notre maison. Non, nul n’est assez dépourvu de sens et de raison pour se plaindre que la Fortune lui inflige quelque deuil, quand il saura qu’elle a eu soif des larmes même des Césars ? Le divin Auguste a perdu Octavie sa sœur, si chèrement aimée, et la nature n’a pas fait remise de ce tribut de larmes à l’homme auquel elle destinait le ciel. Et que dis-je ? accablé de tous les genres de deuil, il a vu périr le fils de sa sœur[1], l’héritier qu’il se préparait. Enfin, pour ne pas compter une à une toutes ses afflictions, il a vu périr ses gendres, ses enfants et petits-enfants. Et nul de tous les mortels ne sentit plus que lui qu’il était homme, tant qu’il demeura chez les hommes. Cependant tant de coups terribles n’excédèrent pas les forces de cette âme assez grande pour suffire à tout ; et le victorieux, le divin Auguste dompta non-seulement les nations étrangères, mais encore ses douleurs.

« Caïus César Agrippa, fils adoptif et petit-fils d’Auguste mon oncle, au sortir de l’adolescence, perdit son frère chéri Lucius, prince de la jeunesse comme lui. C’est dans les apprêts de la guerre des Parthes, qu’il reçut cette blessure à l’âme, bien plus grave que celle qui allait frapper son corps ; et il endura l’une et l’autre avec un cœur de frère et de héros. Tibère, mon oncle, vit mourir dans ses bras et couvert de ses baisers mon père Drusus Germanicus, son frère puîné, qui, nous ouvrait le fond de la Germanie et soumettait à notre empire les races les plus indomptables. Toutefois Tibère sut modérer et son chagrin, et celui des autres ; l’armée entière consternée, foudroyée par cette mort, réclamait les restes de son cher Drusus : il la contint dans les bornes d’une affliction toute romaine ; il jugea que non-seulement la guerre, mais aussi la douleur a sa discipline. Il n’eût pu arrêter les larmes des autres, s’il n’eût d’abord refoulé les siennes.

XXXV. « Marc-Antoine, mon aïeul, l’égal des plus grands, sauf de l’homme qui fut son vainqueur, réorganisait la république sous le pouvoir triumviral dont il était le chef ; il n'avait point de

  1. Marcellus si connu par les vers de Virgile.