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CONSOLATION À POLYBE.

grâce de bien plus qu’on ne lui a fait tort. Il ne jouira ni de l’opulence, ni de son crédit ni du vôtre ; plus de bienfaits à recevoir ni à répandre. Est-il à plaindre d’avoir perdu tout cela, ou heureux de ne pas le regretter ? Croyez-moi, plus heureux est l’homme à qui la Fortune est inutile, que celui qui l’a sous la main. Tous ces faux biens si spécieux, qui nous amusent de leurs trompeuses douceurs, argent, dignité, puissance, et tant d’autres hochets devant lesquels l’aveugle cupidité humaine s’ébahit, ne se conservent qu’à grand’peine, sont vus avec envie ; ils pèsent à ceux même qu’ils décorent ; ils menacent puisqu’ils ne servent ; glissants et fugitifs, on ne les saisit jamais bien ; car n’eût-on dans l’avenir rien à craindre, une grande fortune à maintenir coûte par elle-même bien des soucis. Veuillez en croire ceux qui voient le mieux le fond des choses : toute vie est un supplice. Au milieu d’une mer profonde et sans repos, lancés dans les oscillations du flux et du reflux, tantôt élevés à des fortunes soudaines, tantôt dépouillés et plongés plus bas que nous n’étions montés, poussés, repoussés sans cesse, nulle part nous ne prenons pied en lieu stable ; nous flottons suspendus aux vagues, heurtés les uns par les autres, faisant mainte fois naufrage, le redoutant toujours. Sur cet orageux océan ouvert à toutes les tempêtes, le navigateur n’a de port que le trépas14.

Ne pleurez donc pas, comme ferait l’envie, le bonheur d’un frère : il repose ; il est enfin libre, hors de péril, immortel15. Il voit que César lui survit, et tous les rejetons de César ; il vous voit lui survivre avec tous ses frères. Avant qu’elle changeât rien de ses faveurs, il a quitté la Fortune immobile encore et qui lui versait ses dons à pleines mains. Il jouit maintenant sans obstacle de l’immensité des cieux ; et d’une humble et basse région, il a pris son vol vers ce séjour, quel qu’il soit, qui ouvre aux âmes dégagées de leurs fers ses demeures bienheureuses ; et dans son vague et libre essor, il découvre tous les trésors de la nature avec un suprême ravissement. Détrompez-vous : il n’a point perdu la lumière ; il en respire une inaltérable, vers laquelle nous nous acheminons tous. Que plaignons-nous son sort ? Il ne nous a pas quittés, il a pris les devants16.

XXIX. C’est, croyez-moi, un grand bonheur que de mourir au temps de la félicité. Rien n’est sûr, fût-ce pour tout un jour ; dans l’impénétrable obscurité de ce qui doit être, qui devinera si pour votre frère la mort a été jalouse ou bienveillante ?

Une autre consolation infaillible pour vous, qui êtes juste en toutes choses, sera de penser non qu’un tort vous a été fait par