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CONSOLATION À POLYBE.

lequel tes faveurs semblaient descendues avec choix et réflexion et non, suivant ton usage, jetées au hasard ! »

Couronnons, si vous voulez, ces plaintes, par le portrait de ce noble jeune homme enlevé dès ses premiers progrès dans la carrière. Il était digne de vous appartenir ; et vous, certes, bien digne de n’avoir à verser aucune larme sur le frère même le moins méritant. Tous rendent de lui un égal témoignage : il manque à votre gloire, rien ne manque à la sienne5 ; il n’y avait rien en lui que vous ne fussiez fier d’avouer. Sans doute pour un frère moins bon, votre bonté n’eût pas été moindre ; mais rencontrant dans celui-ci une plus riche matière, votre affection s’y est plus complaisamment, déployée. Son crédit ne s’est fait sentir à personne par l’injustice ; il n’a menacé personne de son frère. Il avait pris exemple de votre modération ; il avait compris et de quel honneur et de quel fardeau vous chargiez les vôtres. Il a suffi à cette tâche. Impitoyable destinée, que ne désarme aucune vertu ! Avant de connaître tout son bonheur, votre frère fut moissonné par elle. Mon indignation, je le sais, est trop faible : il est si difficile de trouver des paroles qui rendent dignement les grandes douleurs ! Poursuivons toutefois nos plaintes, si nos plaintes servent de quelque chose : « Que prétendais-tu par tant d’injustice et de violence, ô Fortune ! T’es-tu sitôt repentie de tes faveurs ? Te ruer brutalement entre deux frères, et de ta faux sanglante trancher les nœuds d’une si douce concorde, bouleverser cette vertueuse famille de jeunes hommes tous dignes l’un de l’autre, et abattre sans nul motif une fleur de cette belle couronne ! Et que sert donc une pureté fidèle à toutes les lois de la morale, une frugalité antique, et au sein de la plus haute fortune l’empire de soi-même et la tempérance la plus scrupuleuse, le sincère et invariable amour des lettres, une âme vierge de toute souillure ? Polybe est dans les pleurs ; et averti par la perte d’un frère de ce que tu peux sur ceux qui lui restent, il tremble même pour les consolateurs que tu laisses à son affliction. Ô catastrophe non méritée ! Polybe est dans les pleurs ; il a pour lui la faveur de César, et il gémit ! Sans doute, Fortune insatiable, tu épiais l’occasion de montrer que rien, pas même César, ne peut garantir de tes attentats. »

XXIII. Nous pouvons accuser, sans fin la destinée ; la changer, nous ne le pouvons. Fixe et inexorable dans ses rigueurs, ne invectives, ni pleurs, ni bon droit ne l’émeuvent : elle n’épargne jamais personne, elle ne fait grâce de rien. Étouffons