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CONSOLATION A HELVIA.

siècle, la licence des mœurs a pu entraîner comme tant d’autres, ni perles ni diamants ne vous ont séduite ; la richesse ne vous a point éblouie, ne vous a point paru le premier bien de l’humanité. Soigneusement élevée dans une maison austère et de mœurs antiques, l’exemple du vice, si dangereux même à la vertu, ne vous a point détourné d’elle. Jamais vous ne rougîtes de votre fécondité, comme si elle vous reprochait votre âge ; jamais vous n’imitâtes ces femmes qui, n’ambitionnant pour tout mérite que d’être belles, déguisent les progrès de leur grossesse comme d’un fardeau qui les dépare, ou même étouffent dans leur sein le germe et l’espoir de leur race16. Ni fard, ni artifices de coquettes n’ont souillé votre visage ; jamais vous n’adoptâtes ces costumes que l’on dépose sans en être plus nue[1]. Vous n’avez eu pour parure que cette beauté même qui a résisté à l’outrage des ans ; et la première gloire à vos yeux fut la chasteté.

Vous ne pouvez donc, pour autoriser votre douleur, invoquer les prérogatives d’un sexe dont vos vertus vous ont séparée. Vous devez être aussi étrangère à ses larmes que vous l’êtes à ses vices. Mais il est même des femmes qui vous défendront de vous consumer dans l’affliction et qui, après un abattement moindre sans doute et plus court chez vous que chez les autres, vous obligeront à vous relever. Jetez les yeux sur celles que d’éclatantes vertus ont portées au rang des grands hommes ; voyez Cornélie : de douze enfants qu’elle avait eus, le sort l’avait réduite à deux. À nombrer les morts, dix avaient péri ; estimez la perte : dix Gracques. Et pourtant, à ceux qui pleuraient autour d’elle et maudissaient sa destinée, elle disait : « N’accusez pas la Fortune qui m’a donné des Gracques pour fils. » Voilà bien la femme dont devait naître celui qui s’écriait à la tribune : « Toi, insulter ma mère, Celle qui m’a porté dans ses flancs ! » Mais le mot de la mère me paraît bien plus énergique. Le fils mettait un haut prix à la naissance des Gracques ; et la mère, même à leur trépas. Rutilia suivit dans le bannissement son fils Cotta ; elle lui fut si tendrement attachée qu’elle aima mieux souffrir l’exil que son absence et ne revit sa patrie qu’avec lui. Il était rentré dans Rome et couvert de gloire lorsqu’elle le perdit, et cela, avec le

  1. Je lis, d’après un manusc. : quæ nihil amplius nudaret quum poneretur. Lemaire : quæ nihil aliud, quam ut nudaret, componeretur. Voir d’ailleurs Des bienfaits, VII, ix ; et lettre xc.