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CONSOLATION A HELVIA.

vais rassasier ? Et ces études auxquelles j’assistais avec un plaisir que goûtent peu les femmes, plus assidûment que ne font les mères ? Et ces douces rencontres ? Et cette gaieté d’enfant qu’il avait toujours à ma vue ? » Puis vous retrouvez les lieux mêmes de nos fêtes et de nos repas de famille, et, chose inévitable et bien propre à déchirer l’âme, les impressions d’une vie si intime naguère. Car, autre raffinement de la cruelle Fortune, c’est trois jours avant le coup qui m’a frappé, c’est quand vous étiez en pleine sécurité et loin de toute appréhension semblable, qu’elle imagina de vous rappeler à Rome. Elle avait bien fait de nous séparer par la distance des lieux, bien fait de vous préparer à ce malheur par une absence de quelques années, vous qui êtes revenue non pour jouir de votre fils, mais pour ne pas perdre l’habitude de le regretter. Si votre absence avait daté de plus longtemps, le chagrin eût été moins vif, l’intervalle même en eût adouci l’amertume : si vous ne fussiez point partie, du moins vous y eussiez gagné pour dernier avantage de voir deux jours de plus votre fils. Mais le destin a si bien combiné ses rigueurs, que vous ne pûtes ni assister à mes succès, ni vous faire à mon absence. Or plus ces coups sont rudes, plus il faut vous armer de courage et redoubler de vigueur contre un ennemi connu, vaincu par vous plus d’une fois. Ce n’est pas d’un corps jusqu’ici sans blessure que votre sang coule aujourd’hui ; c’est sur vos cicatrices même que l’atteinte a porté.

XVI. N’invoquez pas pour excuse les droits de votre sexe, ce privilège des larmes qu’on lui accorde presque sans mesure, mais non pas sans terme ; car si nos ancêtres ont, par un décret solennel, permis aux veuves de pleurer dix mois leurs maris, ç’a été pour composer avec la douleur obstinée des femmes ; ils n’ont pas interdit le deuil, ils l’ont limité. Nourrir une affliction sans fin pour la perte d’un être aimé, c’est une faiblesse déraisonnable ; n’en ressentir aucune serait une dureté inhumaine. Pour bien concilier la sensibilité et la raison, il faut que l’âme s’ouvre au regret, mais qu’elle en triomphe. Ne vous réglez pas sur quelques femmes dont le premier deuil n’a cessé qu’à leur mort, sur ces mères que vous connaissez, qui à la perte de leurs fils s’imposèrent ces lugubres voiles qu’elles ne dépouillèrent plus. Vous devez mieux répondre aux débuts si courageux de votre vie : s’excuser sur ce qu’elle est femme, ne sied pas à celle qui s’est tenue loin de toute faiblesse féminine. Ce n’est pas vous que le fléau dominant du