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CONSOLATION A HELVIA.

Et cette fièvre n’attaque pas la cupidité seule ou la gourmandise. Elle est naturelle à tout appétit qui n’est point nécessité, mais dépravation : quoi qu’on lui prodigue, on ne met pas un terme au désir, on lui fait faire un pas de plus. Pour conclure donc : renfermez-vous dans la nature, vous ne sentirez pas la pauvreté ; sortez-en, la pauvreté vous suivra jusque dans l’opulence. Au nécessaire l’exil même peut suffire ; au superflu des royaumes ne suffiraient pas. C’est par l’âme qu’on est riche : ce trésor-là nous suit dans l’exil, dans les plus âpres solitudes ; il nous fait puiser en nous-mêmes, quand le corps a trouvé de quoi se soutenir, l’abondance et la satisfaction. L’argent n’importe en rien à l’âme, non plus qu’aux dieux immortels tous ces vains simulacres tant admirés par de stupides esprits, trop esclaves des sens. Ces marbres, cet or, cet argent, ces larges tables rondes d’un poli si parfait : pesante matière, que ne peut aimer une âme pure, ayant souvenir de son origine, détachée de la terre et de ses soins, prête à s’élancer au plus haut des cieux sitôt que sa chaîne se brisera , cependant que, malgré les entraves de la chair et les lourds embarras qui l’arrêtent de toutes parts, sa pensée explore dans son vol rapide le séjour des immortels. Aussi l’exil n’est jamais fait pour elle, indépendante, sœur des dieux, qui embrasse les mondes et les temps. Sa pensée parcourt l’univers céleste, et les siècles qui ne sont plus et tous ceux qui doivent naître12. Ce misérable corps, sa prison et sa gêne, est le jouet de tout ce qui l’environne ; c’est sur lui que les supplices, les brigandages, les maladies se déchaînent ; l’âme toute seule est chose sainte et qui ne meurt pas, et sur laquelle on ne saurait porter la main.

XII. N’allez pas croire que, pour atténuer les inconvénients de la pauvreté, pénible seulement dès qu’on la croit telle, ma ressource unique soit dans les préceptes des sages. Et d’abord, considérez en quelle majorité sont les pauvres que, sous nul rapport, vous ne verrez plus tristes ni plus soucieux que les riches ; je ne sais même s’ils ne sont pas d’autant plus gais que moins de soins partagent leur esprit. Si nous passons aux riches, dans combien de cas ne peut-on pas les assimiler aux pauvres ? En voyage, leurs bagages sont fort restreints, et toutes les fois que l’exige la célérité de la marche, la foule de leurs suivants est renvoyée. À la guerre, que peuvent-ils emporter de leur attirail ? La discipline des camps proscrit tout cela. Non-seulement la force des circonstances ou le dénû-