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CONSOLATION A HELVIA.

VIII. Bien que le sujet n’exige pas un plus grand nombre d’exemples, il en est un que j’ajouterai, parce qu’il est tout sous mes yeux. La Corse a nombre de fois changé d’habitants. Sans trop remonter dans la nuit des âges, nous voyons que, désertant Phocée, les Grecs aujourd’hui fixés à Marseille s’arrêtèrent d’abord dans cette île. On ne sait pas bien quel motif les en a chassés, l’insalubrité de l’air, le voisinage de la trop puissante Italie, ou des côtes peu propres au mouillage ? Car il ne paraît pas que ce soit la férocité des insulaires, puisque les nouveaux venus prirent place parmi les peuples de la Gaule encore barbare et non civilisée. Puis vinrent les Liguriens, puis vinrent les Espagnols, ce que dénote la conformité des usages ; car on retrouve ici la coiffure, la chaussure du Cantabre et quelques mots de sa langue, l’idiome national ayant, dans le commerce des Grecs et des Liguriens, perdu toute sa physionomie. Ensuite deux colonies romaines y furent détachées, l’une par Marius, l’autre par Sylla : tant ce rocher aride et couvert de ronces a de fois changé de population ! Enfin à peine trouveriez-vous une terre habitée aujourd’hui par ses indigènes. Toutes les races ont été mêlées, entées l’une sur l’autre et remplacées successivement. Celle-ci aspire à ce que dédaigne celle-là ; une troisième, qui a tout expulsé, est chassée à son tour. C’est l’arrêt du destin que rien ne soit constamment prospère et debout à la même place.

Quant à l’exil proprement dit, abstraction faite des autres désagréments qu’il entraîne, Varron, le plus docte des Romains, y voit un suffisant remède en ceci, que n’importe où l’on aille, on y jouit de la commune nature. Selon M. Brutus, c’est assez que l’exilé emporte avec soi tous ses mérites. Si, prise à part, chacune de ces consolations semble peu efficace pour un exilé, on conviendra que réunies elles peuvent être puissantes. En effet, combien peu de chose avez-vous perdu, quand ces deux biens, les plus grands de la vie, vous suivent quelque part que s’adressent vos pas, la commune nature, et la vertu qui vous est propre ! Croyez-moi, l’architecte quel qu’il soit de cet univers, qu’on l’appelle le dieu tout-puissant, ou la raison incorporelle créatrice de ces corps immenses, ou le souffle divin réparti avec une égale énergie dans ses plus vastes comme dans ses moindres œuvres, ou le destin, l’immuable enchaînement des causes entre elles, cet agent suprême a tout réglé de façon qu’il ne tombât rien, que des choses de valeur infime, à la discrétion de nos en-