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CONSOLATION A HELVIA.

pauvre en subsistances, une race d’hommes plus intraitable, un site plus repoussant, un climat plus voué aux intempéries ? Eh bien, ici même se rencontrent plus d’étrangers que d’indigènes.

L’émigration est si peu pénible en elle-même qu’il n’y a pas jusqu’à cette Corse qui n’ait enlevé des hommes à leur patrie. C’est, suivant quelques-uns, un instinct voyageur, et je ne sais quelle fièvre de déplacement qui nous pousse à changer de demeure. Nous tenons en effet de la nature une âme inquiète et mobile, qui ne se fixe jamais ; elle se prodigue, elle promène sa pensée dans la sphère du connu et de l’inconnu, toujours vagabonde, ennemie du repos, amoureuse surtout de la nouveauté. Ce n’est pas chose étrange, si l’on considère son principe originel. Elle ne doit point l’être à cette masse terrestre et pesante qu’on appelle le corps : c’est du souffle céleste qu’elle émane. Or l’essence des choses célestes est le mouvement perpétuel : elles fuient emportées par une course rapide. Voyez les astres, ces flambeaux du monde : aucun n’est immobile ; ils roulent et changent incessamment de place ; déjà entraînés par la marche de l’univers, ils se meuvent d’eux-mêmes dans un sens opposé, voyagent de constellation en constellation, toujours actifs, toujours tendant d’un point à un autre point. Tout n’est que révolution constante, tout n’est que migration et que passage alternatif : c’est l’ordre de la nature, la loi irrésistible. Après un certain nombre de siècles, le cercle de leurs cours révolu, ils repasseront de nouveau par leur premier chemin. Croirez-vous maintenant que l’âme humaine, formée des mêmes éléments que les corps célestes, souffre à regret le déplacement et les émigrations, quand la nature divine trouve dans une révolution ininterrompue et des plus rapides sa jouissance ou ses moyens de conservation5.

Mais descendez du ciel sur la terre, vous verrez des nations, des peuples entiers changer de séjour. Que signifient ces villes grecques au milieu des contrées barbares ? Pourquoi la langue des Macédoniens se parle-t-elle dans l’Inde et la Perse ? La Scythie et toute cette longue chaîne de peuplades farouches et indomptées vous montrent des cités achéennes bâties sur les rivages du Pont. Ni les rigueurs d’un hiver éternel, ni le naturel des habitants, aussi âpre que leur climat, n’ont détourné des colonies de s’y établir. L’Asie renferme une foule d’Athéniens ; la seule Milet a disséminé en divers lieux une population de soixante-quinze villes ; toute cette côte d’Italie que baigne la mer inférieure fut jadis la grande Grèce. L’Asie se dit