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CONSOLATION A MARCIA.

ordre autour de votre père. Que faire ? S’il voulait vivre, il fallait implorer Séjan ; mourir, il fallait l’obtenir de vous, sa fille : tous deux sont inflexibles ; son choix est fait : il trompera sa fille. Ayant donc pris un bain qui l’affaiblît le plus possible, il se retire dans sa chambre sous prétexte d’y faire une collation ; et renvoyant ses esclaves, il jette par la fenêtre quelques débris de mets pour faire croire qu’il a mangé ; ensuite il s’abstient de souper comme s’il eût déjà pris assez de nourriture. Le second, le troisième jour, il fait de même : le quatrième jour son état de faiblesse le trahit. Alors vous serrant dans ses bras : « Ma chère fille, apprends la seule chose que je t’aie jamais cachée : tu me vois en chemin de mourir, et le passage est presque à demi franchi. Ne me rappelle pas à la vie : tu ne le dois ni le peux. » Puis il ordonne qu’on ferme tout accès à la lumière, et s’ensevelit dans les ténèbres. Sa résolution, connue, ce fut une joie publique de voir la voracité de ces loups insatiables frustrée de sa proie. Les accusateurs, à l’instigation de Séjan, portent plainte au tribunal des consuls de ce que Cremutius Cordus se laisse mourir ; ils s’y opposent, eux qui l’y ont contraint, tant ils craignent qu’il ne leur échappe. La question était importante : un accusé a-t-il le droit de se laisser mourir ? Pendant qu’on délibère, que les accusateurs reviennent à la charge, il s’était mis, lui, hors de cause.

Vous voyez, Marcia, quelles crises imprévues fondent sur nous dans ces jours d’iniquité. La mort, dont vous gémissez que le fils ait subi la nécessité, fut presque interdite à l’aïeul.

XXIII. Outre que tout avenir est douteux, que les mauvaises chances y sont plus certaines, la route du ciel est plus facile aux âmes retirées de bonne heure du commerce des humains ; car elles traînent après elles moins de fange et de fardeaux : affranchies avant d’être souillées32, d’être absorbées par les intérêts d’ici-bas, elles revolent plus légères au lieu de leur origine, et se dégagent plus vite de ce qu’elles contractèrent d’impur et de grossier. Aussi ce séjour du corps n’est-il jamais cher aux grandes âmes ; elles brûlent de sortir et de se faire jour ; elles se sentent à la gêne dans leur étroite prison, accoutumées qu’elles sont à parcourir des régions plus sublimes, et à regarder d’en haut les choses de la terre. Voilà pourquoi Platon s’écrie que l’âme tout entière du sage aspire à la mort ; que33 c’est là ce qu’elle veut, ce qu’elle médite ; que c’est la passion qui incessamment l’entraîne et la pousse hors de ce