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CONSOLATION A MARCIA.

du marché. — Mais nous n’avons pas été consultés. — Nos parents l’ont été pour nous : ils savaient les conditions de la vie ; et ils nous l’ont donnée à subir. »

XIX. Mais, pour passer aux motifs de consolation, voyons d’abord quel mal il faut guérir ; ensuite, par quels moyens. Ce qui fait l’amertume de nos larmes, c’est qu’il n’est plus là, celui qu’on aimait tant. Mais, en soi, ce regret devrait nous sembler supportable. En effet les absents, ou ceux qui vont l’être, tant qu’ils vivent[1], nous ne les pleurons pas, bien que nous soyons entièrement privés de les voir et de jouir d’eux. Le mal gît donc dans l’opinion, et nos souffrances ont pour mesure le tarif que nous leur fixons. Le remède est en notre puissance : regardons les morts comme absents, et ce ne sera pas nous abuser : nous les avons laissés partir, que dis-je? envoyés devant pour les suivre22.

Mais voioi un autre sujet de larmes : « Qui aurai-je pour me protéger, pour me défendre du mépris ? » Écoutez une réflexion bien peu acceptable, mais vraie : dans une ville comme la nôtre, la perte d’enfants donne plus d’influence qu’elle n’en ôte. N’avoir plus d’héritiers détruisait jadis le crédit d’un vieillard ; c’est aujourd’hui un si grand titre à la prépondérance qu’on en voit feindre de haïr leurs fils, désavouer[2] leur sang, et créer autour d’eux une solitude factice.

Je sais ce que vous allez dire : « Ce qui me touche ici n’est pas un dommage matériel ; on ne mérite pas d’être consolé, quand on se chagrine de la perte d’un fils comme on ferait de celle d’un esclave, quand on a le cœur de considérer dans ce fils autre chose que lui-même. » Pourquoi donc, Marcia, êtes-vous si vivement affectée ? Est-ce parce que le vôtre est mort, ou qu’il n’a pas assez longtemps vécu ? Si vous pleurez sa mort, vous l’avez dû pleurer toujours, car toujours vous avez su qu’il mourrait. Persuadez-vous bien que hors de ce monde on n’éprouve plus de mal ; que les effrayants récits qu’on[3] nous fait des enfers sont des fables ; que les morts n’ont à craindre ni ténèbres, ni prisons, ni torrents qui roulent des flammes, ni fleuve d’oubli ; plus de tribunaux, plus d’accusés : dans une si large indépendance point de nouveaux tyrans. Ce sont

  1. Absentes abfuturosque, dum vivent. Et non : Absentes enim abfuturos, dum viverent.
  2. Voir Constance du sage, 6, et la note.
  3. Voir Lettres 24 et 81. Ovid., Métam., XV, 3. Juvén., Sat. II. Pline Hist. VII, 56.