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CONSOLATION A MARCIA.

Si l’on disait à un homme prêt à partir pour Syracuse : « Connais d’avance tous les inconvénients comme tous les agréments du voyage que tu projettes, puis embarque-toi, si tu veux. Voici ce que tu pourras admirer. Tu découvriras d’abord cette île, séparée par un faible détroit de l’Italie, dont il est constant qu’autrefois elle faisait partie ; mais elle fut détachée du continent par une soudaine irruption de la mer, qui

Du flanc de l’Hespérie arracha la Sicile[1].


Ensuite, car tu pourras fort bien raser le gouffre insatiable, tu verras la fameuse Charybde, sommeillant tant que l’Auster ne trouble point sa paix et, pour peu qu’il s’élève, engloutissant les navires dans ses béants et profonds abîmes. Tu verras cette fontaine tant célébrée par les poëtes, cette Aréthuse, limpide et transparente jusqu’au fond de son canal, abondante en eaux d’une extrême fraîcheur, soit qu’elles aient là leur origine première, soit qu’elles traversent les mers par un lit souterrain pour reparaître sans avoir décru, et préservées du mélange de flots moins purs. Tu verras le port le plus tranquille de tous ceux qu’ait creusés la nature, ou seule ou secondée par l’art, pour abriter les flottes, et si sûr, que la furie des plus grandes tempêtes n’y a pas accès. Tu verras où la puissance d’Athènes s’est brisée, où, sous des roches creusées à une profondeur infinie, sept mille de ses fils eurent une carrière pour prison ; et cette ville immense dont les tours s’étendent plus loin que les frontières de maintes cités, et ces hivers si tièdes, et pas un seul jour sans soleil.»

« Mais, toutes ces choses bien appréciées, un été lourd et malsain compensera la douceur de l’hiver. Là tu trouveras Denys le tyran, bourreau de la liberté, de la justice, des lois ; avide du pouvoir même après les leçons de Platon, de la vie même après l’exil ; il livrera les hommes aux flammes ou aux verges ; d’autres, pour une légère offense, seront décapités ; les deux sexes devront fournir à sa lubricité ; et, au milieu des sales troupeaux choisis pour les royales orgies, ce sera peu pour lui de jouer deux rôles à la fois.»

« Instruit de ce qui peut t’attirer, de ce qui peut te retenir, embarque-toi, ou garde le rivage. » Après de tels avertissements, si cet homme persistait à dire : « Je veux aller à Syracuse ; » de quel autre pourrait-il légitimement se plaindre que

  1. Enéid., III, 448.