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CONSOLATION A MARCIA.

mères et les fils des Scipions, et jusqu’aux Césars, sont les mêmes dont elle ne vous a pas fait grâce. La vie est toute semée d’embûches et d’ennemis de tous genres : avec eux point de longue paix, je dirai presque point de trêve. Vous aviez élevé quatre enfants, Marcia : sur des rangs épais tout coup porte, dit le proverbe. Est-il étrange que tout ce nombre n’ait pu passer sans échec sous l’œil jaloux du destin ? « Quelle injustice ! dites-vous : il a fait plus que me ravir mes fils, il les a choisis. » Non, vous ne pouvez trouver injuste que le plus fort fasse au plus faible part égale : il vous laisse deux filles, et de ces filles deux petits-fils ; et ce fils même, que vous pleurez maintenant jusqu’à ne plus songer au premier, elle ne vous l’a pas enlevé tout entier ; il vous reste de lui deux filles, grande charge si vous faiblissez, grande consolation si vous reprenez courage. Le destin a voulu qu’en les voyant, vous vous rappeliez leur père19, et non votre douleur. L’agriculteur, quand ses arbres sont abattus, déracinés par les vents, ou que la trombe en tournoyant les a brisés d’un choc subit, soigne précieusement les rejets qui survivent, à la place du tronc qui n’est plus, il en répartit la semence et les plants nouveaux ; et en un moment (car le temps, si prompt à détruire, ne l’est pas moins à tout relever), ces jeunes sujets grandissent plus beaux que les premiers. Remplacez votre Métilius par ses filles et comblez ainsi le vide de votre maison. Que cette double consolation adoucisse le regret d’un seul.

Sans doute il est dans notre nature de ne trouver du charme qu’à ce que nous avons perdu ; le souvenir de ce qu’on n’a plus20 rend injuste pour ce qui reste. Mais calculez combien le sort, même en vous maltraitant, vous a épargnée, vous verrez qu’il vous est laissé plus que des consolations. Regardez vos nombreux petits-fils, vos deux filles.

XVII. Dites encore, ô Marcia : « Je pourrais m’indigner, si nos destins étaient selon nos mérites, si le malheur ne poursuivait jamais les bons ; mais je vois que, sans nulle différence, bons et méchants, tous sont jouets des mêmes orages. Il est cruel pourtant de perdre un jeune homme qu’on a élevé, qui déjà pour sa mère, pour son père, était un appui et une gloire. » Cela est cruel, qui le nie ? mais cela est dans l’ordre des choses humaines. Vous êtes née pour perdre, pour périr, pour espérer, pour craindre, pour troubler le repos d’autrui et le vôtre, pour redouter et souhaiter la mort, et, chose pire, pour ne savoir jamais votre vraie position.