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CONSOLATION A MARCIA.

énorme les engloutira ; d’autres, consumés par divers genres de maladies, seront tenus longtemps suspendus entre la vie et le trépas. Changeante et capricieuse maîtresse, qui n’a de ses esclaves nul souci, la fortune sèmera en aveugle et châtiments et récompenses. Pourquoi gémir sur les détails de la vie ? c’est la vie entière qu’il faut déplorer. De nouvelles disgrâces fondront sur vous avant que vous n’ayez satisfait aux anciennes. Modérez donc vos pleurs, vous surtout qui êtes d’un sexe impatient dans l’affliction : trop de sujets de crainte et de souffrance réclament leur part de votre sensibilité.

XI. Quel est donc cet oubli de votre sort et du sort de tous ? Née mortelle, vous avez donné le jour à des mortels : vous, matière corruptible et qui passe, harcelée sans cesse d’accidents et de maladies, comptiez-vous que de si fragiles éléments eussent engendré la force et l’immutabilité ? Votre fils n’est plus, c'est-à-dire, il a couru au terme où se hâte d’arriver ce que vous jugez si heureux de lui survivre, où tous ces plaideurs du Forum, ces oisifs des théâtres, ces suppliants de nos temples s’acheminent à pas inégaux. Et les objets de vos vénérations et ceux de vos mépris ne seront qu’une même cendre.

Sur le fronton du temple où la Pythie rend ses oracles, il est écrit : Connais-toi toi-même. Qu’est-ce que l’homme ? Un je ne sais quel vase fêlé, que peut briser[1] la moindre secousse ; il ne faut pas une grande tempête pour te mettre en pièces : le premier choc va te dissoudre12. Qu’est-ce que l’homme ? Corps débile et frêle, nu, sans défense naturelle, incapable de se passer du secours d’autrui, en butte à tous les outrages du sort ; qui, après avoir glorieusement exercé ses muscles, est la pâture de la première bête féroce, la victime du moindre ennemi ; pétri de faiblesse et d’infirmité, s’il brille par ses traits extérieurs ; le froid, la chaleur, la fatigue, il ne supporte rien ; l’inertie, d’autre part, et l’oisiveté hâtent sa destruction ; il craint ses aliments, dont le manque ou l’excès le tuent ; que de soucis, que d’angoisses pour conserver ce souffle précaire, qui tient à si peu, qu’une peur subite ou l’éclat trop fort d’un bruit imprévu lui ravissent ! ce seul être toujours enquête, pour s’en nourrir, de substances malsaines, non créées pour lui[2], ou s’étonne qu’il meure ! c’est l’affaire[3] d’un hoquet. Pour

  1. Je lis avec Fickert : quolibet fragile jactatu.
  2. Nutrimentum quærens vitiosum, d’après un manusc,, au lieu de la leçon vulgaire : Soli sibi nutrimentum vitiosum.
  3. Lemaire : mortem unius quæ singulis opus est. Un manusc. : singulius, d’où je tire : quæ singultus opus est. mieux lié à ce qui précède et à ce qui suit.