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CONSOLATION A MARCIA.

malheureuse des femmes. Songez-y bien encore : la grandeur ne consiste pas à montrer du courage quand tout nous seconde, quand la vie marche d’un cours prospère ; et ce n’est point sur une mer paisible et par un vent propice que l’art du pilote se déploie : il faut quelque choc subit de l’adversité pour éprouver l’âme. O Livie ! n’allez point fléchir ; armez-vous au contraire d’une contenance ferme ! Si pesants que soient les maux tombés sur vous, supportez-les, et que le premier bruit vous ait seul effrayée. Rien ne charge de plus d’odieux la Fortune que l’égalité d’âme.»

Ensuite il lui montra qu’un fils lui restait, que de celui qu’elle avait perdu il lui restait des petits-fils.

VI. Marcia, la cause de Livie est la vôtre ; c’est vous qu’Aréus assistait dans la personne de Livie, c’est vous qu’il consolait. Mais supposons, Marcia, que le sort vous ait ravi plus que ne perdit jamais aucune mère ; et je n’atténue point sous des mots radoucis la grandeur de votre infortune ; si les pleurs désarment le sort, pleurons ensemble ; que tous nos jours s’écoulent dans le deuil ; que nos nuits sans sommeil, se consument au sein de la tristesse ; que nos mains frappent, déchirent notre poitrine et s’attaquent même à notre visage ; exerçons sur nous toutes les rigueurs d’une salutaire affliction[1]. Mais si nuls sanglots ne rappellent à la vie ce qui n’est plus ; si le destin est immuable, à jamais fixe dans ses lois que les plus touchantes misères ne sauraient changer ; si enfin la mort ne lâche point sa proie, cessons une douleur qui serait sans fruit. Soyons donc maîtres et non pas jouets de sa violence. Le pilote est déshonoré, si les flots lui arrachent le gouvernail, s’il abandonne les voiles que se disputent les vents et livre à l’ouragan le navire ; mais au sein même du naufrage, admirons celui que la mer engloutit ferme à son timon et luttant jusqu’au bout.

VII. « Mais il est naturel de regretter les siens. » Qui le nie, tant que les regrets sont modérés ? L’absence, et à plus forte raison la mort de qui nous est cher, est nécessairement douloureuse et serre le cœur des plus résolus. Mais le préjugé nous entraîne plus loin que ne commande la nature. Voyez comme chez la brute les regrets sont véhéments, et pourtant combien ils passent vite. La vache ne fait entendre ses mugissements qu’un ou deux jours ; la cavale ne continue pas plus longtemps ses courses vagues et insensées. Quand la

  1. Voy. Consolat, à Polybe, 21 et note