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CONSOLATION A MARCIA.

fants qui lui manquait. J’imagine que, près d’une femme si jalouse de maintenir sa renommée, Aréus dut entrer en matière et débuter de la sorte :

« Jusqu’à ce jour, Livie (autant du moins que je puis le savoir, moi, l’assidu compagnon de votre époux, initié par lui non-seulement aux faits qu’on laisse connaître au public mais aux plus secrets mouvements de vos âmes), vous avez pris garde de ne pas offrir en vous la moindre prise à la censure. Sur les plus grandes choses, et même sur les plus petites, vous vous êtes observée de manière à jamais n’avoir besoin de l’indulgence de la renommée, ce juge indépendant des princes. Et je ne sache rien de plus glorieux au rang suprême que d’accorder des milliers de grâces, et de n’en demander aucune. Suivez donc ici encore votre belle coutume ; ne hasardez rien dont vous puissiez dire : « Que ne l’ai-je pas fait, ou que ne l’ai-je fait autrement ? »

V. « Je vous prie aussi, je vous conjure même de ne pas vous montrer difficile et intraitable à vos amis. Vous ne pouvez ignorer, en effet, qu’ils ne savent maintenant comment se comporter devant vous, s’ils parleront quelquefois de Drusus, ou s’ils garderont le silence : ils ont peur que se taire sur cet illustre nom ne soit lui faire injure, ou que le prononcer ne vous blesse. Loin de vous, dans nos réunions, ses actions et ses discours sont exaltés, célébrés comme ils le méritent : devant vous toutes les bouches sont muettes sur lui. Vous êtes donc privée de la plus vive satisfaction, d’assister à l’éloge d’un fils pour la gloire duquel, j’en suis sûr, vous sacrifieriez vos jours, s’il était possible à ce prix de la rendre éternelle. Souffrez donc, provoquez même des entretiens dont il soit l’objet ; prêtez avec intérêt l’oreille à ce nom et à cette mémoire ; n’y voyez pas un sujet de déplaisir, comme le font tant d’autres qui, frappés comme vous, prennent pour un surcroît de malheur de s’entendre consoler. Appuyée tout entière sur le point sensible de vos souffrances, et oubliant les douceurs qu’elles vous laissent, vous n’envisagez votre sort que par son côté le plus triste. Au lieu de vous retracer ce qu’était votre fils, la douceur de son commerce, le charme de sa présence, les délicieuses caresses de son enfance, l’éclat de ses premiers progrès, vous ne vous attachez qu’à la dernière scène de sa vie. Comme s’il n’était pas en soi assez lugubre, votre imagination s’épuise à noircir encore le tableau.

« Fuyez de grâce, l’ambition dépravée de paraître la plus