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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

bent sous le bras qui leur garde le dernier coup. Ainsi fait l’homme : chacun harcèle son compagnon de chaîne ; et vainqueur comme vaincu, est, pour ce matin même, destiné à périr(32). Ah ! que plutôt le peu de temps qui nous reste s’écoule paisible et inoffensif : que nul ne jette sur notre cadavre un regard de haine ! Plus d’une querelle a cessé aux cris d’alerte qu’excitait un incendie voisin ; et l’apparition d’une bête féroce termine la lutte du voyageur et du brigand. On n’a pas le loisir de combattre un moindre mal, en présence d’une terreur plus grande. Qu’avons-nous affaire de combats et d’embûches ? Ta colère peut-elle souhaiter à un ennemi rien de plus que la mort ? Demeure en paix : il mourra bien sans toi ; tu perds ta peine à vouloir faire ce qui arrivera. « Je ne veux pas, dis-tu, précisément le tuer, mais l’exiler, mais le punir dans son honneur ou dans ses biens. » Je t’excuserai plutôt de souhaiter une blessure à ton ennemi qu’une misérable égratignure[1], ce qui serait d’une âme non-seulement méchante, mais petite. Au surplus, que tu lui réserves le dernier supplice ou des peines plus légères, combien peu dureront ses tourments et la joie impie que tu en recueilleras ! Notre vie ne s’exhale-t-elle pas à mesure que nous respirons(33) ? Tant que nous sommes parmi les humains, sacrifions à l’humanité ; ne soyons pour personne un objet de crainte ou de péril : injustices, dommages, apostrophes injurieuses, tracasseries, méprisons tout cela, et soyons assez grands pour souffrir ces désagréments d’un jour. Nous n’aurons pas regardé derrière nous, et, comme on dit, tourné la tête, que la mort sera là.


  1. Je lis, avec deux manusc., punctiunculam. Leçon vulgaire : insulam.