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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

les feux ; foulant aux pieds toute pudeur, elle a souillé ses mains de carnage, dispersé les membres de ses enfants. Il n’est rien que respectent ses attentats ; sans souci de la gloire, sans crainte de l’infamie, inguérissable dès qu’elle s’est endurcie jusqu’à la haine.

XLII. Préservons-nous d’un tel poison, purgeons-en notre âme, extirpons jusqu’aux racines de vices qui, si faibles qu’ils soient, sur quelque point qu’ils percent, renaîtraient toujours ; et n’essayons pas de tempérer la colère : bannissons-la tout à fait ; car de quel tempérament une chose mauvaise est-elle capable ? Or nous réussirons, pourvu que nous fassions effort. Et rien n’y aidera mieux que la pensée que nous sommes mortels(29). Que chacun se dise, comme il le dirait à tout autre : « Que sert d’assigner à tes rancunes une éternité qui ne t’appartient pas et de dissiper ainsi ta courte existence(30) ? Ces jours que tu peux dépenser en honnêtes distractions, que sert de les faire tourner aux souffrances et au désespoir d’autrui ? » Ils n’admettent point un tel gaspillage ; nul n’en a assez pour en perdre. Pourquoi courir aux combats, appeler sur nous les périls de la lutte ? Pourquoi, oublieux de notre faiblesse, vouer d’immenses haines à nos semblables et nous dresser, nous si fragiles, contre leur fragilité(31) ? Tout à l’heure ces inimitiés que nourrissent nos cœurs implacables, une fièvre, une maladie quelconque en rompra le cours ; tout à l’heure, terrible médiatrice, la mort séparera le couple acharné » À quoi bon ces violents éclats, cette vie de discorde et de trouble ? Le destin plane sur nos têtes et nous compte ces heures perdues, et de plus en plus se rapproche. Le jour que tu destines à la fin tragique d’un ennemi, peut-être est voisin de la tienne.

XLIII. Que n’es-tu plutôt avare de ces jours bornés ? Fais plutôt qu’ils soient doux et à toi-même et aux autres ; vivant, mérite leur amour, et leurs regrets quand tu ne seras plus. Cet homme agit à ton égard avec trop de hauteur, et tu veux le renverser ? Cet autre t’assaille de ses invectives : tout vil et méprisé qu’il est, il choque, il importune quiconque lui est supérieur, et tu prétends l’effrayer de ta puissance ? Ton esclave comme ton maître, ton grand patron comme ton client soulèvent ton courroux ; patiente quelque temps : voici venir la mort qui nous fera tous égaux.

Souvent, dans les matinées de l’amphithéâtre, nous rions, tranquilles spectateurs, au combat d’un ours et d’un taureau enchaînés ensemble, qui, après s’être tourmentés l’un l’autre, tom-