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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

que lui. J’ai moins que je n’attendais ? mais peut-être attendais-je plus que je ne devais. Voilà l’écueil qu’il faut surtout craindre : de là naissent des haines mortelles et capables des plus sacriléges attentats. Le divin Jules fut assassiné bien moins par des ennemis que par des amis, dont il n’avait point rassasié les prétentions irrassasiables. Il l’eût voulu sans doute ; car jamais homme n’usa plus libéralement de la victoire, dont il ne s’attribua rien que le droit d’en dispenser les fruits. Mais comment suffire à des exigences si démesurées, quand tous voulaient avoir tout ce qu’un seul pouvait posséder ? Voilà pourquoi César vit brandir autour de sa chaise curule les poignards de ses compagnons d’armes, de Tullius Cimber, naguère son plus forcené partisan, et de tant d’autres, qui avaient attendu la mort de Pompée pour se faire Pompéiens.

XXXI. La même cause fit tourner contre des rois les armes de leurs satellites, elle poussa leurs plus fidèles amis à comploter la mort de ceux pour lesquels et avant lesquels ils avaient fait vœu de mourir.

Nul n’est content de sa fortune quand il regarde celle d’autrui(22). De là notre colère contre les dieux mêmes, parce qu’un autre nous devance ; nous oublions combien sont derrière nous, pour envier à quelques-uns la masse d’envieux qui les presse et marche à leur suite[1]. Telle est pourtant notre importune avidité : en vain aurons-nous beaucoup reçu, on nous a fait tort de ce que nous pouvions recevoir au delà. « Il m’a donné la préture ; mais j’espérais le consulat. Il m’a donné les douze faisceaux ; mais il ne m’a pas fait consul ordinaire(23). Il a bien voulu que l’année fût datée de mon nom ; mais il ne m’appuie pas pour le sacerdoce. Il m’a agrégé au pontificat ; mais pourquoi dans un seul collége ? Rien ne manque à mes dignités, mais en quoi a-t-il grossi ma fortune ? Il m’a donné ce qu’il fallait bien qu’il donnât à quelqu’un : il n’y a rien mis du sien. » Remercie plutôt de ce que tu as obtenu ; attends le reste, et réjouis-toi de n’être pas encore comblé. C’est un plaisir encore de voir qu’il nous reste à espérer. Tu as vaincu tous tes rivaux ? sois heureux d’avoir la première place dans le cœur de ton ami. Beaucoup te surpassent-ils ? Vois combien plus marchent après toi que devant toi[2].

  1. Je traduis comme s’il y avait : urgentis invidiæ, que je suppose fort être la vraie leçon. Quantum ingentis paraît peu latin et fait pléonasme.
  2. Voy. Des bienfaits, II, xxvii.