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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

dans un cercle de fautes. Soyons doux avec les êtres qui le sont le moins.

Ce que l’on dit à la douleur peut très-efficacement se dire à la colère : Cessera-t-elle un jour, ou jamais ? Si elle doit cesser, n’aimeras-tu pas mieux la quitter, que d’attendre qu’elle te quitte ? Si la même préoccupation doit durer sans fin, vois à quelle guerre sans trêve tu te condamnes ! Quel état que celui d’un cœur incessamment gonflé de fiel(19) !

XXVIII. Et puis, à moins de bien attiser soi-même sa colère, de renouveler sans cesse les éléments qui la ravivent, d’elle-même elle se dissipera et chaque jour lui enlèvera de sa force. Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit vaincue par toi que par elle-même ? Ta colère s’attaque à tel homme, puis à tel autre ; de tes esclaves elle retombe sur tes affranchis, de tes parents sur tes enfants, de tes connaissances sur des inconnus, car les motifs surabondent partout où le cœur n’intercède pas. La passion te précipitera d’ici là, de là plus loin, et, de nouveaux stimulants s’offrant à chaque pas, ce sera une rage continue. Eh ! malheureux, quand donc aimeras-tu ? Ô que de beaux jours perdus à mal faire ! Qu’il serait plus doux, dès à présent, de s’attacher des amis, d’apaiser ses ennemis, de servir l’État, de tourner ses soins vers ses affaires domestiques, au lieu d’épier péniblement ce que tu peux faire de mal à ton semblable, comment tu le blesseras dans sa dignité, son patrimoine ou sa personne, victoires que tu n’obtiendras point sans lutte ni péril, l’adversaire te fût-il inférieur en force(20) ? Te le livrât-on garrotté et voué à tous les supplices qu’il te plairait de lui infliger, souvent le lutteur qui frappe trop violemment se désarticule le bras, ou sent l’un de ses muscles fixé à la mâchoire qu’il a brisée. Combien la colère a fait de manchots et d’infirmes, lors même qu’elle ne trouvait qu’une matière passive ! D’ailleurs il n’est rien de si faible par nature qu’on puisse l’écraser sans risque : parfois l’extrême douleur ou le hasard rend le plus faible égal au plus fort. Et puis, presque tous les sujets qui nous fâchent ne sont-ils pas plutôt des contrariétés que des torts réels ? Il y a loin pourtant entre faire obstacle à ma volonté et ne pas la servir, entre me dépouiller et ne pas me donner. Et nous mettons sur la même ligne un vol ou un refus, une espérance détruite ou ajournée ; qu’on agisse contre nous ou pour soi, par amour pour un tiers ou par haine contre nous ! Pourtant certaines personnes ont pour s’opposer à nous des motifs, non-seulement légitimes, mais honorables. C’est un