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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

avec plus de résignation quelques offenses, quelques mépris, quiconque se représentera qu’il n’est point de si haute puissance que l’injure ne vienne assaillir. Et puisque la sagesse aussi peut faillir, quelle erreur n’a son excuse ? Rappelons-nous combien notre jeunesse eut à se reprocher de devoirs mal remplis, de paroles peu retenues, d’excès de vin. Cet homme est en colère ? donnons-lui le temps de reconnaître ce qu’il a fait, il se corrigera lui-même ; qu’il soit enfin notre redevable[1], qu’est-il besoin de régler nos comptes avec lui ? Incontestablement il s’est détaché de la foule et élevé dans une sphère à part, l’homme qui répond aux attaques par le dédain : le propre de la vraie grandeur est de ne pas se sentir frappé. Ainsi aux aboiements de la meute le lion tourne lentement la tête ; ainsi un immense rocher brave les assauts de la vague impuissante. Qui ne s’irrite point demeure inébranlable à l’injure ; qui s’irrite n’a plus son assiette. Mais celui que je viens de placer plus haut que toutes les atteintes embrasse comme d’une étreinte invincible le souverain bien ; il répond et à l’homme et à la Fortune même ! Quoi que tu fasses, tu siéges trop bas pour troubler la sérénité de mon ciel ; la raison s’y oppose, et je lui ai livré la conduite de ma vie ; la colère me nuirait plus que l’injure, oui, plus que l’injure : je sais jusqu’où va l’une ; où m’entraînerait l’autre, je ne le sais pas. »

XXVI. « Je ne puis, dis-tu, m’y résigner : souffrir une injure est trop pénible. » Mensonge que cela : qui donc ne peut souffrir l’injure, s’il souffre le joug de la colère ? Ajoute qu’en agissant ainsi, tu supportes l’une et l’autre. Pourquoi tolères-tu les emportements d’un malade, et les propos d’un frénétique, et les coups d’un enfant ? C’est, n’est-ce pas, qu’ils te paraissent ne savoir ce qu’ils font(15). Qu’importe quelle misère morale nous aveugle ? L’aveuglement commun est l’excuse de tous. — Quoi ! l’offenseur sera impuni ? — Non ; quand tu le voudrais, il ne le sera pas. Car la plus grande, punition du mal, c’est de l’avoir fait ; et la plus rigoureuse vengeance, c’est d’être livré au supplice du repentir(16). Enfin il faut avoir égard à la condition des choses d’ici-bas pour en juger tous les accidents avec équité ; et ce serait juger bien mû que de reprocher aux individus les torts de l’espèce. Un teint noir ne singularise point l’homme en Éthiopie, non plus

  1. Je lis debeat pœnas, et non dabit que portent Lemaire et quelques manuscrits.