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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

lone, car, à la guerre, l’important est de saisir promptement l’occasion, il tenta de passer à gué le Gynde, alors fortement débordé : entreprise à peine sûre après que l’été s’est fait sentir, et l’a fait tomber au niveau le plus bas. Un des chevaux blancs qui d’ordinaire menaient le char royal fut entraîné par le courant, ce qui courrouça fortement Cyrus. Il jura que ce fleuve, assez hardi pour emporter les coursiers du grand roi, serait réduit au point que des femmes même pourraient le traverser et s’y promener à pied. Il employa là tous ses préparatifs de guerre, et persista dans son œuvre jusqu’à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, le fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec. Ainsi perdit-il et le temps, perte énorme dans les grandes entreprises, et l’ardeur du soldat brisée dans un travail stérile, et l’occasion de prendre au dépourvu l’ennemi, après lui avoir déclaré une guerre qu’il faisait à un fleuve.

XXII. Cette démence (car quel autre terme employer ?) a gagné aussi les Romains. Caligula détruisit, près d’Herculanum, une magnifique villa, parce que sa mère y avait été quelque temps détenue. Il ne fit par là que rendre cette disgrâce plus notoire. Tant que la villa fût debout, on passait devant sans la remarquer ; aujourd’hui on s’informe pourquoi elle est en ruine.

S’il faut méditer ces exemples pour les fuir, imitons, en revanche, la douceur et la modération d’hommes qui ne manquaient ni de raisons pour se mettre en colère, ni de pouvoir pour se venger. Qu’y avait-il de plus facile pour Antigone que d’envoyer au supplice deux sentinelles qui, accoudées à la tente royale, cédaient à l’attrait si périlleux et si général pourtant de médire du prince ? Antigone avait ouï tout ce qu’ils disaient, n’étant séparé des causeurs que par une simple toile. Il l’ébranla doucement et leur dit : « Éloignez-vous un peu ; le roi pourrait vous entendre. » Le même, dans une marche de nuit, entendant quelques-uns de ses soldats le maudire à outrance pour les avoir engagés dans un chemin fangeux et inextricable, s’approcha des plus embourbés, et lorsque, sans se faire connaître, il les eut aidés à sortir d’embarras : « Maintenant, leur dit-il, maudissez Antigone, qui vous a jetés par sa faute dans ce mauvais pas ; mais remerciez-le aussi de vous avoir tirés du bourbier. »

Il supportait avec autant de douceur les sarcasmes de ses