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Malgré ces murmures et ces frissons, malgré des obstacles sérieux et des menaces officieuses qui vinrent échouer devant l’impassible volonté de monseigneur Affre, le scandale s’accomplit : le dominicain parut dans la chaire au milieu d’un immense auditoire, auditoire étrange, bigarré de mille opinions, tel que l’antique cathédrale n’en avait jamais vu peut-être dans ses murs depuis les jours de Philippe-Auguste, qui la commença, jusqu’au siècle dernier, qui faillit la détruire. Il y avait de tout dans cette foule, des incrédules, des voltairiens, qui venaient railler et siffler peut-être, des indifférents et des curieux, qui, flairant un scandale, étaient accourus là comme au spectacle émouvant d’une première représentation, enfin et surtout des chrétiens, remplis de mille émotions diverses d’espoir, de noble orgueil ou de crainte.

Le religieux savait tout cela mais il était calme et maître de lui, parce qu’il connaissait sa puissance, non pas tant la puissance du génie que celle de la vérité, la puissance de Dieu lui-même, qui ne fait jamais défaut à ses humbles et fidèles serviteurs. Il ouvrit la bouche, il parla une heure entière au milieu d’un silence et d’une émotion toujours croissants, et après qu’il eut fini, le silence et l’immobilité duraient encore. L’auditoire était vaincu, subjugué ; la cause était gagnée : l’orateur avait obtenu plus que le silence de la défaite, le respect de l’admiration. De ce jour, l’ordre de Saint-Dominique avait reconquis son droit de cité en France, et l’œuvre immense des Conférences de Notre-Dame, déjà fondée et florissante, reçut une splendeur et une consécration nouvelles.

Quand je vins, à mon tour, m’asseoir à ce banquet sacré de l’éloquence chrétienne et prendre ma part de ces joies pures et profondes de l’intelligence et de la foi, le P. Lacordaire régnait depuis longtemps en maître sur son au-