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-Dame en 1841. Quand on apprit que, dans l’antique métropole, un moine tonsuré et ne cachant point sa tonsure, vêtu d’une robe de laine blanche, qu’il montrait avec une égale tranquillité à ses amis et à ses ennemis, allait paraître et prêcher publiquement, on s’étonna d’abord les uns sourirent, les autres tremblèrent. Les libres penseurs se demandaient s’il était bien vrai que, dans un siècle de lumière et de liberté, après Voltaire, après les conquêtes de 89, après la révolution de Juillet, un moine osât paraître en public, à Notre-Dame, sous le patronage déclaré de l’archevêque de Paris, avec ses vêtements de religieux, comme un esclave qui étalerait sans pudeur les insignes de la servitude ! Et quel moine encore ! Un fils de ce sombre et sanglant saint Dominique, que tous les historiens conjurés contre l’Église et la vérité représentaient depuis trois siècles comme l’inventeur fanatique de l’inquisition, comme le bourreau des malheureux Albigeois ! Évidemment, c’était fait de la liberté, si elle existait pour les gens de cette espèce !

Les chrétiens tièdes ou timides, et leur nombre, hélas ! était grand alors comme il l’est et le sera toujours, n’envisageaient qu’avec effroi cette tentative qu’ils traitaient d’audacieuse et de prématurée. Ils disaient qu’en voulant aller trop vite on compromettait l’avenir religieux de la France, et que l’Église tout entière paierait bientôt l’imprudence de quelques-uns de ses enfants. Les pauvres gens s’imaginaient de bonne foi, à force de se l’entendre répéter, que l’Église catholique est hors la loi commune de liberté, et que c’est par une insigne tolérance, digne à jamais de leur gratitude, que les gouvernements libéraux la laissent vivre tant bien que mal, protègent la personne de ses prêtres, à peu près comme s’ils étaient des citoyens ordinaires, et empêchent, sauf les cas de force majeure, le sac et la profanation de ses temples.