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et des épines, après la brebis errante, et de revenir le soir au bercail les mains ensanglantées et vides. Voilà la grande épreuve du bon prêtre, voilà le plus cruel sacrifice du missionnaire, et telle fut aussi sans doute la plus grande douleur du Calvaire. Donner son cœur, donner ses sueurs, donner son sang, ce n’est rien. Mais donner tout cela inutilement pour beaucoup, sinon pour tous, c’est vider véritablement jusqu’à la lie le calice de l’amertume et de la désolation.

Eh bien ! cette désolation suprême, l’aumônier de l’hôpital militaire ne la connaît pas. Il se fatigue, mais sa fatigue est féconde ; il le sait, il le voit ; il en touche les fruits. Il s’épuise, mais bien des âmes se nourrissent de son épuisement ; il peut mourir à la peine, mais il sait que sa mort elle-même sèmera au loin la résurrection et la vie. Il est, en effet, presque sans exemple que les soldats malades refusent les secours d’un bon aumônier ; ils les accueillent, au contraire, avec une joie et une piété touchantes, et meurent souvent comme des saints, sans un murmure, sans un regret donné à la vie, la sérénité sur le front et le ciel dans les yeux.

Parfois cependant des scènes terribles viennent troubler cette sérénité des morts chrétiennes, et des circonstances se rencontrent où il faut que l’homme disparaisse tout entier derrière le prêtre pour que celui-ci puisse accomplir jusqu’au bout son divin ministère. Un jour, en arrivant à l’hôpital, où j’allais voir en même temps l’aumônier et un soldat malade, je trouvai le bon prêtre plus pâle et moins calme que de coutume. Je l’interrogeai et je sus de lui qu’il venait visiter un zouave, récemment revenu de Crimée, chez lequel des symptômes d’hydrophobie se manifestaient depuis le matin. Ce malheureux avait été mordu quelques jours auparavant par un chien enragé, et la terrible maladie, la maladie sans