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trappistes, en est-il un seul qui vive aussi bien et qui vive autant ? Qu’ils s’examinent eux-mêmes sincèrement, qu’ils retranchent de leurs journées le temps et les forces qu’ils donnent à l’égoïsme, à leurs passions, à leurs vices, souvent même à la corruption ou à la haine de leurs semblables ; qu’ils comptent les heures qu’ils emploient, les pauvres qu’ils nourrissent, les larmes qu’ils essuient, le bien qu’ils font à eux-mêmes et aux autres puis, qu’ils se comparent aux trappistes, et qu’ils répètent, s’ils l’osent, que ces religieux, si méprisés, ne sont pas meilleurs et plus utiles qu’eux !

J’insiste sur ce point parce qu’il est capital et qu’il fait toucher du doigt la vanité, je dirai plus, l’iniquité des jugements du monde.

Voici deux hommes : l’un habite confortablement une maison confortable ; il a sa chambre à coucher, son cabinet de travail car, je le veux, c’est un travailleur, un fonctionnaire, un homme politique. Actif et matinal, il se lève presque en même temps que le soleil (en hiver bien entendu) ; il a le courage de sortir de la douce moiteur de son lit dès sept heures du matin, et, retiré dans une chaude robe de chambre, les pieds au feu, bercé dans les bras d’un bon fauteuil, il lit son journal, déjeune, puis se met à son bureau et travaille. Vers onze heures ou midi, il déjeune pour la seconde fois, et, après avoir goûté les charmes reposants de la famille, il se rend à son ministère, à la Chambre, là enfin où l’appellent ses fonctions. Pendant trois ou quatre heures, quelquefois davantage, il fait de son mieux les affaires du pays en même temps que les siennes, car il ne travaille pas gratuitement, et son dévouement est convenablement rétribué. Puis, quitte jusqu’au lendemain envers la patrie, il ne vit plus que pour lui-même, pour sa famille et ses amis, pour le monde et ses plaisirs. Il dîne bien, coule doucement sa