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avait vu et ressenti, il voulut emporter un pain noir de la communauté pour le montrer au roi et à toute la cour, et offrir un sujet de méditation aux habitués superbes du palais d’or, à Versailles. Sa suite n’en fut pas moins édifiée que lui, et une quinzaine de gentilshommes, jusque-là peu inquiets de l’éternité, assurèrent que, s’ils étaient libres, ils resteraient à la Trappe. C’est qu’on ne visite pas impunément les saints, et que leurs œuvres n’ont besoin que d’être connues pour être justifiées[1]. »

Le duc de Saint-Simon, rempli de vénération pour l’abbé de Rancé, venait souvent à la Trappe émousser les déplaisirs qu’il rencontrait dans le monde et guérir, dans le silence et la tranquillité de cette sainte retraite, les blessures de son orgueil froissé ou de son ambition déçue. « Quoique enfant encore, dit-il lui-même dans ses immortels mémoires, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m’attirèrent à lui, et la sainteté du lieu m’enchanta. Je désirai toujours d’y retourner, et je me satisfis depuis toutes les années, et souvent des huitaines de suite. Je ne pouvais me lasser d’un spectacle si grand et si touchant, ni d’admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l’avait dressé pour la gloire de Dieu, pour sa propre sanctification et celle de tant d’autres. Il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami ; il m’aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l’eusse été. Tette fut cette liaison singulière à mon âge, qui m’initia dans la confiance d’un homme si grandement et si saintement distingué, qui me fit lui donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n’avoir pas mieux profité. »

  1. Les Trappistes, histoire de la Trappe, par M. Casimir Gaillardin, 2 vol., 1844, A. Bray.