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de Rancé, s’est réalisée pour les trappistes, parce qu’ils ont été fidèles à l’esprit de leur père, de l’Église et de Dieu. Ils ont traversé la corruption du dix-huitième siècle comme un fleuve aux eaux pures et vigoureuses traverse un lac fangeux sans y contracter de souillure. Ils ont traversé les orages des révolutions qui les ont momentanément dispersés mais qui n’ont pu les détruire ; et, de nos jours, comme au temps de Louis XIV et de l’abbé de Rancé, ils édifient les forts et scandalisent les faibles par le spectacle inexorable de leurs austérités et de leurs vertus.

Malgré l’humilité des trappistes et de leur pieux réformateur, la sévérité de leur pénitence et de leur sainteté vraiment surhumaine attirèrent, dès l’origine de la réforme, au monastère de la Grande-Trappe, une foule de visiteurs. Les seigneurs de la cour de Louis XIV, les prélats les plus renommés par leur savoir ou leur vertu, les princes même et les rois accouraient dans cette solitude contempler le prodige de ces moines, qui reproduisaient, au dix-septième siècle, les austérités des premiers solitaires de la Thébaïde, des disciples de saint Marc près d’Alexandrie, et de saint Antoine au désert.

Jacques II, chassé de l’Angleterre et du trône, venait dans ce monastère méditer sur la vanité des grandeurs humaines et se consoler de sa couronne perdue.

Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, voulut également visiter ces trappistes, dont la vie mortifiée étonnait et scandalisait les courtisans. Il se rendit à la Trappe avec une cinquantaine de gentilshommes, et il eut le courage (courage réel et bien rare chez les gens du monde) d’admirer chez ces saints religieux les vertus que lui-même n’avait pas la force de pratiquer. Il assista aux offices et aux repas des trappistes, et vécut comme les hôtes, à leur table. Pénétré profondément de tout ce qu’il