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art et une régularité effrayants, depuis son sommet jusqu’aux profondeurs de la vallée qu’on apercevait dans le lointain.

Plus nous approchions du sommet, plus le cône allait se rétrécissant, l’escarpement devint bientôt si roide, qu’il nous fallut nous aider de nos mains pour continuer notre ascension. Nous avancions péniblement, n’osant regarder derrière nous, songeant avec effroi qu’il nous faudrait redescendre cette pente rapide que nous gravissions avec tant de peine, et faisant rouler à chaque pas des fragments d’ardoises et de rochers qui se dérobaient sous nos pieds.

Un phénomène singulier ajoutait à l’extraordinaire comme aussi à la terreur involontaire de notre ascension. Un brouillard bleuâtre, qui s’était élevé de la plaine dès le matin et qui allait sans cesse en s’épaississant, finit par nous envelopper de toutes parts et déroba à nos yeux le ciel, les montagnes environnantes et la plaine même qui s’étendait à nos pieds. Quand nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne, et qu’assis sur la plate-forme étroite qui la couronne, nous jetâmes les yeux autour de nous, notre cœur fut saisi de la plus étrange impression.

Une vapeur blanche et opaque, tant elle était épaisse, nous environnait de tous côtés, nous dérobait la vue de tous les objets et semblait nous isoler du monde entier. Nous étions là, pauvres petites créatures humaines, perdues sur un sommet désert, ne voyant rien au-dessus de nos têtes, au-dessous de nos pieds que des nuages impénétrables aux regards. La base même de la montagne était cachée à nos yeux, et le rocher où nous nous trouvions semblait séparé de la terre et porté sur les nuages. Nous étions semblables à des naufragés flottant sur un radeau fragile au milieu d’une mer sans limites, suspendus en quelque sorte entre le double abîme du ciel et de l’Océan, et sépa-