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infâme livre de la Pucelle qui traîne dans la boue une des gloires les plus pures et les plus touchantes de la patrie. Enfin on a érigé en ami du peuple cet homme qui, reniant le nom plébéien de son père, tranchait en tout et partout du grand seigneur, qui voulait bien convertir à l’incrédulité les savants et les princes, ce qu’on appelle aujourd’hui les hommes d’élite, mais qui prétendait hautement laisser les servantes et le peuple, la canaille en un mot, dans les salutaires entraves de la religion, et qui, pour prêcher d’exemple, osait (c’est presque un blasphème de le rappeler) communier publiquement dans l’Église de Ferney, et l’écrire en riant à ses amis, dont quelques-uns avaient au moins la pudeur de s’en scandaliser.

Après Ferney, j’ai vu la statue de Jean-Jacques Rousseau à Genève, j’ai vu l’Ermitage de Montmorency, où il composa quelques-uns de ses ouvrages, et où son souvenir a été longtemps vénéré et là encore, je me suis dit : D’où viennent cette admiration et ce culte pour la mémoire de cet homme qui, malgré le profond et universel ennui qu’il inspire aujourd’hui, eut un grand art de style, mais qui fit de son talent un si fatal usage, qui écrivit des ouvrages qu’un honnête homme ne peut achever sans rougir et sans dégoût, qui osa publier ce livre des Confessions, monument achevé de cynisme, d’orgueil et d’ingratitude, qui écrivit des pages si attendries sur l’éducation des enfants, et mit les siens aux Enfants-Trouvés, qui mourut misérablement après une vie misérable, et fut un des ennemis les plus dangereux de ce Jésus dont