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maintenant je vais monter la garde près du général Pondevès. Adieu, ma bonne mère. Je t’aime de toute mon âme. »

Quand sa mère reçut ces deux lettres, il n’était déjà plus. Le dimanche suivant 22 juillet, il partit le soir pour la tranchée avec le général Vinoy, qu’il accompagnait, pour porter des ordres, s’il y avait lieu. Ce même jour-là, se rappelant sans doute que le lendemain était l’anniversaire de la naissance de sa mère, il s’était confessé, afin de fêter cette journée en chrétien, comme il la fêtait toujours à Paris. Ainsi ses habitudes de piété s’étaient conservées toutes vivantes au milieu même de l’agitation et de l’enivrement du champ de bataille, et sur la terre de Crimée, dans toute la force de l’âge et de la volonté, il retrempait son âme avec amour dans les sacrements divins qui avaient nourri et fortifié son heureuse et paisible enfance.

Par une sorte de pressentiment, le général Espinasse, qui lui portait un extrême intérêt, voulut le retenir près de lui ce soir-là mais Villeneuve lui répondit : « Mon général, il faut que je gagne les galons de sous-officier que je porte. » Et il partit. Il trouvait, sans doute, le noble jeune homme, qu’il ne les avait pas encore suffisamment mérités ; et cependant ses chefs ne pensaient pas ainsi, car déjà il était porté pour la croix, et, s’il eût vécu quelques heures de plus, il serait mort chevalier de la Légion d’Honneur.

Il arriva à la tranchée vers six heures du soir. Le feu de l’ennemi était terrible et multipliait au loin les blessures et la mort. Vers onze heures, le général Vinoy, voyant que l’artillerie russe redoublait de violence, envoya son aide de camp chercher des renforts. Villeneuve, qui se trouvait là, prit à côté du général la place de cet officier absent. Quelques minutes après, une